
Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
C’est un lieu qui n’est ouvert qu’une fois par an. Le jour de la Toussaint, le 1er novembre. Un cimetière adossé à l’Église Saint-Pierre de Montmartre, au sommet de la Butte. On peut facilement passer à Montmartre sans même apercevoir ce cimetière très secret, situé pourtant dans une zone très passante entre la Place du Tertre et le Sacré Cœur. C’est le plus ancien cimetière de Paris. Sa création remonte officiellement à 1688. L’existence d’un cimetière à cet endroit est sans doute plus ancienne encore, il est probable que le site accueillait dès le VIème siècle une chapelle, ainsi qu’une première nécropole mérovingienne. Je n’écoute plus depuis l’entrée la guide qui retrace l’histoire du lieu. Les couleurs de l’automne tardent à s’imposer en ce début de mois. Mon regard traîne sur les anciennes tombes, la mousse qui les recouvre et la végétation qui gagne du terrain. Dans ce monde de la profusion j’aime qu’il existe des endroits secrets, encore inaccessibles. Des endroits à mériter, où méditer.
La ville roule au ralenti le lundi. C’est à peine différent du dimanche où de nombreux commerces étant fermés, il y a beaucoup moins de monde dehors. La ville est moins bruyante, moins confuse. Les sons plus isolés se perçoivent plus finement. Le chant des oiseaux, les bribes de conversations, le fracas des chantiers, et même les bruits de la circulation deviennent plus audibles. Dans ce calme relatif, la répétition de musiciens en terrasse d’un café-restaurant où ils donneront sans doute le soir un concert, transforme la perception de l’espace traversé. La bande son d’un film intérieur.
J’ai abandonné pendant six mois mon compte Instagram car à chacune de mes publications je passais trop de temps à suivre les comptes des autres. J’y suis retourné récemment et cela m’a déçu de voir le fil de toutes mes images ainsi interrompu. Il y avait quelque chose de sépulcral dans cet arrêt soudain, inexpliqué. Comme ces sites ou certains profils sur les réseaux sociaux auxquels on est abonné depuis longtemps, fidèle, qui s’interrompent brusquement, à la suite de la disparition de leurs auteurs. Le temps se fige, arrêt sur image qui met en lumière, dans cette dernière publication, la révélation hasardeuse d’une conclusion abrupte, involontaire, un épitaphe numérique malencontreux. L’intérêt de cette publication d’images hebdomadaire ne tient pas tant dans le quotidien de leur mise en ligne, mais dans l’accumulation, ce que celle-ci dessine presque malgré moi, de mes trajectoires, des perspectives inventées, toutes ces villes, ces paysages, au cours de ces voyages, dans tous ces espaces ainsi parcourus, la révélation de leur transformation au fil du temps, et ce que celle-ci raconte ou éveille en moi, qui s’y modifie dans la durée. Le regard change dans la continuité des images.
Lorsque la nuit tombe on croit que les ombres disparaissent. On imagine que l’ombre est indissociable de la lumière, son double, son contraire. Mais l’ombre s’efface sans disparaître dans la nuit. Dès que les lumières des lampadaires, des enseignes, des boutiques dans la rue, des phares des voitures, des vélos, et les lumières aux couleurs variées des fenêtres des immeubles s’allument, la ville s’illumine et les ombres refont surface. Discrètes, timides d’abord, elles longent les façades, glissent entre les passants qui rentrent chez eux. Quand on fixe un mur au hasard, c’est un spectacle sans fin. Une chorégraphie minutieuse et fascinante. Il y a le mouvement des hommes et des femmes, leurs silhouettes fuyantes, qui vont et viennent sans même se regarder, sans voir leurs ombres se projeter et laisser à chaque passage une trace éphémère d’eux sur le mur. Les ombres se projettent, s’agrandissent ou se ressèrent, se superposent les unes aux autres, et l’on s’engouffre avec elles dans la nuit.
Regarder par la fenêtre la neige tomber. Rester plusieurs minutes sans bouger, fasciné par le mouvement erratique des flocons qui malgré le vent qui les gifle et les fait tourbillonner demeure celui de la chute verticale, de haut en bas. L’impression de participer à cette chute, au renversement des perspectives. Je fixe le paysage devant moi en restant immobile et j’ai pourtant l’impression qu’il se met à vibrer, à palpiter, à m’attirer dans son élan. Soudain c’est moi qui vacille dans son mouvement. Sa chute irrésistible. Les flocons de tailles diverses paraissent sales, grisés. Sans doute est-ce lié à la faible luminosité du jour. Le ciel blanc se voile de toutes ces particules qui en brouillent l’uniforme harmonie. Le blanc avale les formes, les contours. Quand je sors dans la rue, je vois bien que rien ne tiendra. Cela tombe au sol, sur les flaques d’eau qui s’élargissent, recouvre certains pare-brises. Dans les rues les plus isolées, les enfants s’amusent à se jeter des boules de neige, mais leur réjouissance vient plus de leur accidentelle perte d’équilibre que de la neige qu’ils ne parviennent que difficilement à assembler pour former leurs projectiles. Le sol est glissant. La peur de tomber. L’envie de tout effacer. Pris entre ces deux tentations. Je rentre chez moi.