Samedi 31 mai 2025
Journal du regard : Mai 2025
Au lieu de se souvenir (Semaine 18 à 22)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions

En sortant parmi les derniers visiteurs du Jeu de Paume où je viens de visiter l’exposition Le monde selon l’IA, alors que le musée est en train de fermer ses portes, je déambule dans les allées du jardin des Tuileries, sans idée précise du lieu où je veux me rendre. Avec cette question qui m’entête en repensant à toutes les œuvres que j’ai vue dans l’exposition : « Que devient l’humain dans un monde de plus en plus façonné, vu et raconté par des machines ? » Cette promenade ressemble plutôt à une forme d’errance, je me laisse porter par le vent qui souffle en ce soir d’orage. Les personnes autour de moi paraissent irréelles, silhouettes dont j’observe les mouvements désordonnés sans en comprendre ni le sens ni la logique, en admirant leur seule chorégraphie abstraite. Le vent souffle fort par intermittence, soulève le sable clair du jardin en vagues répétées. Le bruit retentissant des avions de la Patrouille de France enveloppe soudain tout le paysage. Leur panache coloré demeure un instant dans le ciel après leur bref passage, sans que j’aie eu le temps de les filmer. Comme si ce geste bienvenu de sortir ma caméra, baisser les yeux pour l’allumer, m’avait interdit de les voir, d’en enregistrer l’image. Il ne me reste que cette trace tricolore qui s’estompe déjà. Un nuage de bruit et de couleur.

Nous l’avions programmé depuis longtemps, dans la continuité de nos rencontres informelles, entre amis, participant au groupe littératube, après les rencontres Youtube et littérature d’Évry, puis les ateliers écriture & vidéo organisés par les bibliothèques du 10ᵉ arrondissement à Paris. Nous avions imaginé nous retrouver ensemble en mai pour passer un week-end à Fontainebleau. Malgré quelques désistements, à cause de la grève à la SNCF ou des emplois du temps trop chargés (je pense à Milène, à Marine, à Juliette, à Patrick), avec Caroline et Gracia, nous avons été accueillis chez un parent de Gwen à Fontainebleau. Nous nous sommes beaucoup baladés, en forêt, sur les bords de Seine. Nous avons surtout beaucoup discuté, et joué et ri ensemble. Et puis nous avons filmé aussi bien entendu, nous étions là pour cela, sans parvenir à réaliser, comme imaginé quelques mois plus tôt en amont de ce rendez-vous, une œuvre commune. Mais nos liens se sont encore renforcés dans ces échanges, ces moments partagés. Et c’est cette complicité qui était à l’œuvre.

Sur les bords de Seine à Bois-le-Roi, nous empruntons un chemin de halage. Une fois l’écluse passée, le chemin se resserre vers le fleuve, serpentant à travers les sous-bois, laissant apparaître par les fenêtres naturelles de trouées dans les arbres, de belles demeures sur la rive opposée. On entend de loin, le cri d’enfants qui jouent dans les immenses jardins, qui se baignent pour la première fois de la saison dans l’eau fraiche. Et les bateaux qui remontent la Seine. Nous avançons d’un bon pas, sous un soleil implacable. Le sous-bois se densifie, nous poursuivons sur plusieurs kilomètres à travers une épaisse futaie qui nous enveloppe, nous empêchant de voir ce qui nous entoure, sentant juste la présence de l’eau à nos côtés, son clapotis en métronome régulier, rassurant comme un coeur qui bat. C’est une traversée labyrinthique, un parcours initiatique. À l’autre bout, je me sens transformé, libéré. Nous avons franchi, chacun à notre manière, une frontière secrète. Nous nous mettons à parler fort, enjoués, à chanter à tue-tête sur le quai de la gare, dans l’attente d’un train qui nous ramènera à Melun pour rejoindre Fontainebleau. Et dans le train, les paroles de La nuit je mens de Bashung et Fauque envahissent le compartiment : « J’ai dans les bottes des montagnes de questions… Où subsiste encore ton écho… »

Le cimetière de Montmartre est un des rares cimetières parisiens dans lesquels je ne viens pas régulièrement, je ne sais pas pourquoi. Ce dimanche, Anne Savelli, Joachim Séné et Pierre Cohen-Hadria proposaient une bulle d’aiR, une déambulation littéraire à la découverte de l’œuvre protéiforme de Maryse Hache, dans le cadre du Printemps des cimetières. Croisement de la lecture d’extraits d’auteurs (Émile Zola, Octave Mirbeau, Théophile Gautier, Julien Gracq) avec la parole d’une clown (Annie Fratellini), de danseurs (Nijinski, la Goulue), de musiciens (Hector Berlioz, Daniel Darc), d’un acteur (Frédérick Lemaître) et d’un documentariste (François Christophe). Et le souvenir des mots de Maryse qui surgissent soudain : « splendeur émouvante de se sentir appelée / ça chante pinsons et merles ça s’agite abeilles et papillons ça pique en bouquet d’ortie / à moi la vivance de la langue à moi les grandes bêtes venez à la visite ça crie dedans avec livrées sauvages ça cavale muscles et foulées dans les hautes herbes. »

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