
Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
À Paris, il y a de plus en plus de ces espaces sur le terrain d’anciennes friches, d’immeubles démolis, qu’on préserve pour qu’aucun autre bâti s’impose et remplace l’ancien immeuble, comble sa dent creuse, en créant un jardin où les habitants du quartier font pousser fleurs, légumes et fruits, à l’ombre des immeubles voisins. J’aime ces espaces qui rappellent la tradition des jardins ouvriers et me ramènent à chaque fois dans les allées du jardin de mes grands-parents où je passais tous mes étés dans la Creuse. La ville que j’inventais dans les histoires que je me racontais, entre les groseilliers et les haricots verts, à l’ombre du cerisier, je la retrouve dans ces jardins partagés.
Ce jour-là, j’ai préféré demeurer dans mon quartier pour me promener. J’ai longé le quai de la Loire, suivi le canal de l’Ourcq jusqu’à La Villette, sans penser que le soir même je reviendrais en compagnie d’Anh Mat, d’Isabelle et Caroline, dans ce lieu précisément. En sortant du restaurant où nous venions de manger, alors que je marchais à leur côté, dans la lumière déclinante si particulière de ce jour d’été, ces deux périples parallèles m’ont parus révélateurs, comme si l’un avait préparé l’autre, et j’ai repensé à toutes les discussions enrichissantes que nous avions eu ensemble, pendant leur séjour à la maison, et moi qui suis d’habitude si casanier, solitaire, j’éprouvais un tel plaisir de leur passage à Paris, de notre rencontre, de nos précieux échanges, sur l’écriture, le langage, la vidéo, l’art, la ville, la parentalité, les enfants, les voyages et la politique aussi, soudain j’avais l’impression que ce chemin si connu, emprunté si souvent, devenait inédit, et me projetait dans un ailleurs réjouissant dont je me souviendrais longtemps, dans la complicité de leur amicale compagnie.
Dans la chaleur accablante de cette première journée de l’été, les rues de la ville se sont emplies très vite d’une foule dense, éclectique, de personnes venues spécialement à Paris, à l’occasion de la fête de la musique. Pour des raisons professionnelles, j’ai passé toute l’après-midi à sillonner les rues du 10ᵉ arrondissement. Les gens se donnaient rendez-vous, se cherchaient, se retrouvaient. Ça parlait fort, ça riait, ça chantait à tue-tête. Ils ont commencé à boire très tôt malgré le soleil qui tapait fort. L’air était chargé d’électricité. Les quartiers de la ville qui n’attirent pas habituellement un flot de touristes se sont transformés à leur venue, ce qui arrive pendant certains événements sportifs, avec les groupes de supporters. Il y avait des fans de Beyoncé, vêtus comme la chanteuse américaine, qui se produisait au Stade de France. L’effervescence était palpable. La musique partout, dans tous les bars, sur les trottoirs comme dans les parcs.
Tous les ans, à la fin du printemps, Caroline passe une dizaine de jours à Erbalunga en Corse avec ses amies. Je reste seul à la maison. Les premières années, j’étais un peu jaloux de cette escapade, même si je comprenais bien l’intérêt pour elle de partir ainsi. Plusieurs fois je suis allé au printemps ou à l’été en Corse avec elle. Ce qui est en jeu dans ce voyage, pour elle comme pour moi qui reste à Paris, travaillant pendant ce temps, c’est l’éloignement l’un de l’autre. La solitude recherchée. Bien sûr elle n’est pas vraiment seule là-bas, plutôt même bien entourée. Nous avons besoin tous deux de changer parfois nos habitudes, de sortir des sentiers battus, des impératifs du travail, des routines scélorosantes du quotidien. Trouver un temps pour soi.