
Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
En haut de la tour Saint-Jacques, je les entends autour de moi qui essaient de se repérer en ville. Ils prennent appui sur ce point de vue au-dessus de la ville pour dénicher où se trouvent l’Opéra, la Madeleine, la Sorbonne, pour reconnaître la Tour Eiffel, le Sacré-Cœur, repérer Montparnasse et La Défense, s’amuser de la proximité de Beaubourg ou de l’Hôtel de Ville. Je préfère les perspectives, les lignes de fuite, les raccourcis qui transforment, à cette hauteur et à cette distance, le regard que l’on porte habituellement sur la ville. Je ne pense pas à la carte de Paris, ce qui m’attire d’abord et me surprend, c’est la forme des bâtiments, la matérialité de leurs textures, la pierre calcaire des immeubles, le gris du zinc et des tuiles des toits parisiens parsemés de cheminées avec leurs chapeaux, les arbres des rares jardins, le lit du fleuve qui serpente au cœur de la ville, les péniches dont on suit le lent parcours, apparaissant disparaissant derrière les bâtiments, en pointillé.
Revenir sur les lieux des vacances de son adolescence. Reconnaître d’autres lieux de vacances plus récents en famille, à l’adolescence de nos filles, comme si ces endroits avaient fini par les remplacer, en modifiant le paysage pour qu’il ressemble à d’autres souvenirs plus heureux et nous y propulse à distance, l’espace d’un instant, sous la forme d’un signe malicieux, nous indiquant qu’il est temps d’y revenir, car ce bonheur nous manque même si on ne s’en rendait pas compte.
La danse, un corps qui se parle à lui-même en silence, un rythme intérieur qui déborde jusqu’à envahir tout l’espace. C’est un mouvement d’abord imperceptible, une tension dans l’épaule, une pulsation. C’est une conversation secrète, une oscillation du bassin, un frisson dans la nuque, une déflagration. La danse, c’est une question de rythme, celui, souterrain, du cœur qui s’emballe, du temps qui se dilate, du monde qu’on oublie. Une pulsation, un feu de joie, quelque chose d’animal, d’ancestral, qui remonte par vagues et secousses. Danser, c’est oublier et se souvenir dans le même geste. C’est perdre pied, lâcher prise, se dissoudre dans l’élan. Et soudain, retrouver une trace de soi qu’on croyait perdue, une part enfouie, qu’aucune parole ne pouvait nommer. Un pas de deux, un balancement, une chute contrôlée. C’est un départ en fanfare. Une course-poursuite, comme celles qui traversent nos nuits, une ombre changeante, insaisissable. Danser, c’est fuir, c’est plonger, c’est résister, et c’est se laisser rattraper. C’est un élan, une poussée vers l’inconnu. Une ronde, une spirale, un vertige maîtrisé. C’est un geste d’abandon, de reddition. Un don. Parfois c’est un souvenir d’enfance enfoui, qui revient sans prévenir, dans le relâchement, un vertige bref, une pirouette de la mémoire. C’est un jeu, l’épervier, le corps qui s’échappe et joue avec l’autre, l’élasticité du geste, la légèreté retrouvée, la joie souveraine. Danser, c’est recommencer sans cesse. Encore et encore, jusqu’à ne plus y penser. Jusqu’à ce que le geste se pense lui-même, hors de nous. Jusqu’à ce qu’il devienne langage, chorégraphie intérieure. Une répétition qui n’épuise pas, mais révèle. Qui ouvre. Qui déplace. Qui transporte. Vers des révélations silencieuses. La danse, c’est attendre. Un souffle retenu. Un battement entre deux mouvements. L’espace d’un possible. Un cri qu’on ne pousse pas, mais qui nous traverse. Un souffle qui se prolonge dans le geste. Une présence qui ne cherche rien, mais qui dit tout. Cette vibration. Cet instant suspendu. Une façon d’exister autrement. Cette vérité qu’on ne peut qu’habiter, en la dansant.
Dans mon journal écrit, j’ai raconté sommairement, sans en montrer l’image, cette péniche que j’étais étonné de retrouver amarrée à cet endroit du canal Saint-Martin, sur le quai de Valmy. La péniche s’est mise à dériver sans personne à son bord, ses amarres avaient dû être mal arrimées. Les images que j’ai filmées, de trop loin, sans doute arrivé sur place un peu trop tard, ne montrent pas ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti devant cette scène, cette impression de flottement. Mais elles me rappellent la seule définition de mots croisés que j’ai inventée, celle du mot AVENIR : navire à la dérive.
Au moment de faire mon service militaire, qui à l’époque était obligatoire, j’ai préféré devenir objecteur de conscience. Deux choix se proposaient à moi, par rapport à mes études. Travailler aux archives de la Cinémathèque française ou m’engager à la Bibliothèque publique d’information. J’ai choisi la deuxième solution et j’ai travaillé pendant vingt mois à la salle d’actualité de la Bpi. Ce fut une expérience inoubliable. Je me souviens que très vite on m’avait pousser à organiser seul certains débats qui y était organisé. Il fallait contacter les intervenants, les modérateurs, les acteurs lorsqu’il y avait des lectures, faire les affiches, envoyer les invitations et enregistrer l’événement (sur cassette à l’époque). Je n’ai pas oublié l’hommage de soutien rendu à Salman Rushdie après la publication des Versets sataniques. Les mots de tous les plus grands auteurs qui répondirent à l’invitation du Centre Pompidou. Les pauses qui, pendant le travail, me permettaient de passer un moment devant une œuvre du musée. Le service public dans l’espace d’autoformation. J’ai passé de longues heures à lire dans la bibliothèque lorsque j’étais étudiant. Pendant longtemps, j’ai rêvé du bâtiment, après sa restructuration en l’an 2000. Je m’y voyais errer dans les espaces vides, à l’abandon. Aujourd’hui, j’y retourne une dernière fois avant la fermeture du bâtiment pour cinq ans. Une nouvelle page se tourne.