Jeudi 1er mai 2025
Journal du regard : Avril 2025
Au lieu de se souvenir (Semaine 14 à 18)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions

Le jardin du Clos des Blancs-Manteaux, est situé à l’arrière d’une école maternelle du Marais. Ce jardin inspiré des jardins médiévaux abrite différentes espèces de plantes : aromatiques, condiments, médicinales. Les habitants du quartier s’occupe d’un potager cultivé en jardin partagé. J’étais déjà venu me promener dans cet endroit très calme, un peu retiré, à l’écart de l’agitation du quartier. Cet endroit est isolé, protégé derrière des murs anciens. On y entre par l’entrée de l’école, en suivant un long couloir qui débouche sur l’espace vert entouré d’immeubles. Cet accès limite le nombre de personnes qui osent s’y engager, même si un panneau à l’entrée, indique la présence du jardin. À l’écart du bruit, Dans les replis de la ville.

Les endroits où l’on revient longtemps après notre première découverte. Qu’est-ce qui a changé du lieu, qu’est-ce qui s’est transformé en nous ? Ce n’est pas la première fois que je me pose la question. En suivant l’expérience incroyable que mène depuis plusieurs mois François Bon, autour des notations logogryphes de Lovecraft dans son carnet de 1925, revenant cent ans après sur ce que l’auteur a fait, croisant les documents biographiques, les lettres de Lovecraft à ses deux tantes de Providence, les informations contextuelles prises dans la presse de l’époque, le New York Times du jour, il parvient à dresser le tableau d’une époque, la figure d’un auteur au travail, de son imaginaire fantastique, dans le quotidien de ses rencontres, de ses relations, de ses déplacements, de ses lectures. En laissant mon esprit divaguer, je me suis demandé en regardant ses vidéos, ce que je pourrais obtenir en menant une même approche avec mes propres souvenirs, à dix ans, vingt ans de distance.

Chaque fois que Nina nous emmène à la Villa Arson, école d’art à Nice, où elle termine sa cinquième année pour décrocher son diplôme, la visite se fait à vive allure. Un peu embarrassée de nous avoir là, elle nous entraîne rapidement à travers les couloirs déserts. L’école est fermée aujourd’hui, et même si nous avons décliné nos noms à l’entrée, nous avançons en douce, comme des visiteurs clandestins. Nous croisons quelques étudiants affairés à rattraper du travail, à préparer les épreuves préaparoires au diplôme, le visage marqué par la fatigue et le manque de sommeil. Cette traversée furtive me serre toujours un peu le cœur, mais je comprends la réserve de Nina. À son âge, aurais-je eu envie de montrer à mes parents les couloirs de Saint-Charles, annexe de l’Université de la Sorbonne, quand j’étais étudiant en cinéma à Paris ? Pourtant, je me surprends à imaginer ce que cela aurait été d’étudier ici, ou d’y animer un atelier, comme le fait parfois mon ami Arnold Pasquier. C’est un lieu splendide, plein d’appel d’air et de promesses.

Quand je viens à Marseille, quelque chose d’invisible se déplace en moi, comme un courant secret. Je ne saurais dire précisément ce qui déclenche ce basculement. Ce n’est pas seulement parce que j’aime marcher dans la ville. Non, c’est plus souterrain, plus ancien peut-être : un accord silencieux entre mon corps et cette ville qui n’est pas la mienne mais qui pourtant m’accueille.
Il y a dans l’air de Marseille une rumeur légère qui s’attarde autour de moi. La lumière découpe ce qui m’entoure avec une tendresse crue, un contraste sans détour. Les cabanons s’accrochent aux rochers, les immeubles s’ouvrent sur la mer, et derrière les grands axes, dans l’entrelacs des ruelles, la ville respire autrement. Chaque quartier a sa propre cadence, son grain de lumière si particulier, et cet élan irrésistible vers le large. La mer en écho, jamais loin. La mer comme une basse continue qui nous enveloppe jour et nuit.
Je dois faire un aveu : à peine arrivé en ville, je me transforme. Ce sont les autres qui me le disent, je ne m’en rends même plus compte. Ma voix s’échappe, file autrement, prend un détour inattendu, une musique nouvelle. L’accent de Marseille me traverse contre toute attente, sans calcul ni volonté de plaire. Cela me dépasse, un vieux chant enfoui profondément en moi, qui remonte à la surface. À la première phrase, ma langue se met à danser. L’accent n’est pas une imitation, c’est une contagion douce, un glissement naturel vers cette nonchalance, cette insouciance libératrice dont j’ai toujours rêvé.
Tout le monde a un accent Un accent n’est qu’une empreinte laissée par un lieu sur une voix. Étymologiquement, accent signifie pour le chant. Et c’est exactement cela : ici, les mots chantent à l’oreille, appellent un ailleurs, un sud intérieur. L’accent n’est pas seulement une origine qu’on devine, c’est un lien vivant entre la terre et la voix.
Marseille est une ville qui me transforme. Un endroit qui me rend plus léger, qui m’ouvre au chant du jour, me pousse vers l’horizon, là où le ciel et la mer dialoguent sans arrêt, dans une lumière qui fait oublier l’hiver et la gravité des villes où l’on avance les épaules basses. Ici, sans même m’en apercevoir, je trouve le bon rythme et je parle enfin avec de la chaleur dans la voix.

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