
Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Dans les récits de notre projet Autour, des femmes et des hommes se tiennent à la lisière d’un continent, d’une mémoire, d’un choix qui les engage pour toujours. Ils sont à Beyrouth, Héraklion, Syracuse, Palma de Majorque, Alger, Bastia… Autant de villes baignées par la Méditerranée, où la lumière vacille entre éclat et crépuscule. Chacun, à sa manière, regarde l’horizon, ce qu’il porte de promesses, de fantômes, d’imaginaires. Ce sont des instants suspendus, où le temps semble se dilater. Un trouble soudain qui bouleverse un séjour, une main tendue qui sauve de la noyade, un regard échangé au bord d’une falaise, une nuit sur une plage étrangère, une rencontre qui fissure l’ordre des certitudes. Au loin, un navire humanitaire, chargé de vies déracinées, dérive depuis des semaines, repoussé de port en port. Sa présence invisible hante ces histoires comme une ombre insistante. Ces portraits esquissent une géographie intime et politique du littoral, où se mêlent errance et désir, mémoire et exil, avec en filigrane cette question : que voyons-nous lorsque nous regardons la mer ?
Dans La Ciotat où se trouve le plus ancien cinéma du monde, L’Éden-Théâtre, où l’un des premiers films de l’histoire du cinéma a été tourné par les frères Lumière, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, comment s’étonner qu’il existe une voie douce construite le long d’une ancienne voie ferrée, qui permet de traverser la ville, en parcourant ses différents quartiers.
Les calanques ici trichent un peu. La ville est si proche qu’une anse d’eau turquoise et des galets glissants suffisent à faire plage. Dans le contrejour pourtant c’est l’aventure. Un homme revient du large en marchant dans la mer. Assise dans le doux clapotis de l’eau, cette femme, est seule au monde. Nous la regardons à distance, dans le scintillement enjoué des reflets du soleil sur l’eau. Une colline en vagues douces, aux courbes retombées. Rondeur de la pente minérale. Une ligne à sa surface forme un V. Un ourlet sur la peau, la trace d’une vieille cicatrice. Il faut regarder de près pour comprendre. Un muret de soutènement empêche la roche de s’effriter et de tomber sous son poids. Fragilité de la pierre, frivolité du regard. Entre les crevasses, ses bourrelets, ses vergetures, du mal à imaginer le lit d’un fleuve si ancien que la mer paraît réduite à flaque d’eau. Le soleil accroche des froissements d’ombre dans les boisements. Sous les frondaisons d’une forêt au vert presque stationnaire, une vieille bastide abandonnée nous renvoie à nos propres incertitudes. Le paysage vibre. La grotte s’ouvre et l’écho de la voix caverneuse plonge sous l’eau, et nous enveloppe en embuscade.
Écrire à deux, c’est avancer chacun de son côté à partir d’une trame commune. C’est lire régulièrement ce que l’autre écrit pour s’en imprégner et parfois s’en éloigner. Créer un léger décalage dans le ton ou la forme du récit, pour éviter l’uniformisation du texte. Ces pas de côté créent les ruptures dans la continuité d’un récit polyphonique qui s’écrit par fragments, en différents lieux du pourtour méditerranéen. Ce qu’il y a entre les récits, les silences et les manques, font partie intégrante de l’histoire qu’on veut raconter. Écrire à deux, c’est dialoguer sans arrêt, ne rien imposer à l’autre, chercher la complémentarité. Les décisions se prennent toujours ensemble. Les idées jaillissent dans un même mouvement. Et lorsqu’une piste est proposée elle n’est acceptée par l’autre que parce qu’elle vient confirmer une intuition commune. Les histoires se complètent, se font écho, se relancent. L’écriture est une activité solitaire qui peut se partager. Cela demande beaucoup d’attention et d’écoute, de travail et de lecture.
Je foule le sentier étroit, le sable mêlé d’épines. La pinède ondule doucement dans le vent. Les ruines des blockhaus se découpent dans la lumière crue, rectangles de béton rongé sur fond de ciel bleu. Et soudain, tout bascule. Je me revois, à dix ans, plongé dans la lecture du Club des cinq et le trésor de l’île. Je lisais le soir, dans ma chambre, la fenêtre ouverte sur les bruits du dehors, mais déjà ailleurs, embarqué avec Claude, François et les autres. J’entendais grincer les amarres, claquer la voile, et l’île s’ouvrait devant moi comme une promesse. Cette île-là, aujourd’hui, c’est celle que j’ai sous les yeux : des pins d’Alep, des sentiers ombragés, et sous le sol des passages secrets. Si j’étais seul ici, je me dis que je pourrais m’y cacher des jours entiers, explorer les galeries souterraines, retrouver un vieux trésor, une malle de pièces d’or oubliée depuis des siècles. L’idée me fait sourire. Je ferme les yeux. Tout est là, intact : le goût de l’aventure, le frisson de l’inconnu, la joie de croire qu’un lieu peut contenir mille histoires. L’île Verte est le pays secret dont je rêvais dans mon enfance.