
L’apparence ressemble à un miroir
Dans ce grand miroir brisé, abandonné sur le trottoir afin d’être emporté par les encombrants, Caroline et moi nous amusons à nous photographier tour à tour. Les bris du verre sont tellement nombreux, filants, la surface fendue de toutes parts qu’il est difficile d’y retrouver son visage. Dans les morceaux de verres brisés, les immeubles modernes du quartier changent de perspectives, renversés au point de ne pas les reconnaître. Les balcons filent vers le toit, les fenêtres deviennent pans de ciel bleu. Lignes qui distinguent l’apparence. Apparence dont je soupçonne l’apparition, dans le ressenti de cette perception. Surimpressions multiples dont le regard redouble la mise en scène et l’évanescence. Quand Caroline cherche son visage dans le miroir, c’est le mien qui apparaît en retrait, entrant dans le cadre par mégarde. Nos deux faces s’envisagent et se confondent dans le même mouvement.
Ses pas son odeur
Il cherche sa présence, marche sur ses pas, sonde ses faits et gestes. Il l’espionne à l’abri derrière les étagères de la bibliothèque. Il le suit partout. Dans la file du café, il se positionne juste derrière lui, dans son dos. Il sent son odeur pour essayer de la reconnaître. Son mouvement d’approche est délicat, sensible, on dirait presque l’approche d’un amoureux, et dans ce lent mouvement d’approche, glisser au plus près de l’autre, dans son intimité sans qu’il s’en rende compte, et terminer le mouvement en frôlant l’autre comme si, dès le départ, il ne souhaitait que cela, passer à ses côtés. Il ne peut pas apprécier la saveur d’une pâtisserie en provenance de son ancien pays, du mal à l’avaler car offerte par cet homme qu’il traque en secret. Écouter sa voix dans l’obscurité de sa chambre, les intonations de sa voix, son timbre et son accent. Dans cette langue qui n’est pas celle dans laquelle il l’a entendu parler la première fois, tenter de retrouver l’homme de cette époque-là. Savoir s’il s’agit de l’homme qui l’a torturé en Syrie dans la prison de Saidnaya. Il s’inflige l’inconfort de triturer sa mémoire, se force même à écouter les enregistrements sonores des témoignages d’anciens prisonniers qui évoquent les tortures qu’ils ont subies. L’odeur caractéristique du bourreau, le parfum du jasmin dans les rues de Damas, le bruit des pas du bourreau dans la prison de Saidnaya. Tout lui revient. Il ne peut rien oublier. C’est comme s’il le vivait à nouveau. Cette douleur incrustée dans sa chair. « C’est le diable, dit-il, je ne vois pas à quoi il pourrait ressembler d’autre. » Un témoignage trahit d’ailleurs cet ancien tortionnaire du régime de Bachar al-Assad. Une raideur dans le poignet, sans doute liée à un problème neurologique, qui l’oblige à stopper net la pression de sa main.
Saturer le monde des images
L’utilisation par le réseau des bibliothèques de Paris d’une image créée par le biais d’une intelligence artificielle, pour illustrer un jeu de piste des bibliothèques de Paris Centre, tout en créditant la Ville de Paris comme auteur de la photo, pose problème. Comme le rappelle Jean-Noël Lafargue sur son blog, « chaque fois que l’on remplace un illustrateur par l’abonnement (20 €/mois) à un logiciel, cela diminue les revenus des créateurs, et cela se fait, c’est un comble, par un système nourri et entraîné avec leurs propres œuvres : on leur vole leur travail, sans contrepartie, pour le revendre à des tarifs imbattables. » On comprend l’hostilité technophobe dont font preuve de nombreux artistes. » Cela me pose question qu’on n’assume pas le choix d’utiliser ses outils en cachant leur provenance réelle. Cela n’est pas qu’un problème de droits. L’abonnement à Adobe Firefly permet à la ville d’utiliser cette image (même s’il est probable que l’image ait été générée avec la version gratuite du logiciel donnant un accès limité de crédits génératifs). Il n’y a pas vol direct d’un artiste, c’est juste qu’au lieu de charger quelqu’un de prendre cette photographie, on la réalise de manière synthétique. Je vois la photographie, je reconnais immédiatement qu’il s’agit d’un artefact artificiel parce que j’utilise réagulièrement les outils d’IA dans un cadre créatif (en citant l’outil que j’utilise comme dans la série Anima sola ou mes épiphanies pour L’aiR Nu), en formant le public à son utilisation (à la bibliothèque comme dans les écoles d’art où je suis invité pour des workshops) tout en gardant un indispensable esprit critique sur les conditions de sa production, ce qui est la base de l’Éducation aux médias de l’Information, sujet sur lequel les bibliothèques viennent pourtant de mettre en place un temps fort sur l’ensemble du réseau des bibliothèques. J’ai bien sûr vérifié sur le site SightEngine qu’il s’agissait bien d’une IA et c’est ainsi que j’ai pu découvrir qu’elle avait été créée avec Adobe Firefly.
Comme le sont les pensées
Le point de départ n’a presque plus d’importance. Traverser dans l’instant. Sans pour autant me croire dans la présence. Comme on ouvre la bouche. Dans le mouvement de la phrase. Il ne s’est rien passé. Je n’ai rien dit. C’est à peine si j’ai souri. Ce que je vois est un souvenir. Le souvenir à tout jamais d’une impossibilité. Le souvenir d’avoir écrit là-dessus. Un souvenir de sensation. Un ciel couvert à force de chaleur. Dans l’anodin du temps. Les sensations sont sans limites. Se perdre dans ces instants avec la plus grande précision. Dans l’intervalle entre deux mots. Loin des condensations. La question de la trace. Nous n’en sommes pas revenus. Pourquoi ça recommence ?