Dimanche 14 décembre 2025
Une justesse presque secrète
Contacts successifs #133

Nous deux encore

Revenir dans un endroit dans lequel on a vécu, où l’on n’est pas venu depuis longtemps, au point même de ne plus se souvenir à quand remonte sa dernière visite. Drôle de sensation, sous la pluie, tout semble rétréci, presque ratatiné. Les immeubles sont beaucoup moins grands que dans mon souvenir. Le monticule de pierres sur lequel trônait un dôme d’escalade au sommet duquel j’ai connu mes premières frayeurs, ne parvenant plus à redescendre une fois en haut. Le bac à sable à côté duquel j’ai grimpé sur un ballon avant de finir aux urgences. Je raconte l’anecdote à Caroline et Alice en cherchant sous mes cheveux la trace de la boursouflure de la cicatrice, mais même elle, semble s’être effacée avec le temps. Tout ce qui, enfant, me paraissait gigantesque s’est réduit comme peau de chagrin. Vers la fin du repas, chez ma tante, je me retrouve un instant seul à table, mon regard croise, sur le buffet de la salle à manger, le portrait photographique de mon oncle décédé il y a un peu moins de deux ans. Je finis mon verre de vin, j’ai l’impression qu’il est là à mes côtés, son visage souriant, le regard un peu flou à cause de l’alcool, dans cet instant que je partage avec lui même s’il n’est plus là.

Le Hamac, peinture d’Hélène Dufau, salle de restauration, Fonds d’art contemporain – Paris Collections, 11 rue du Pré, Paris 18ème, 2 décembre 2025

Dans la lenteur et l’épaisseur du temps

Visioconférence avec les représentants de Serendip dans les principales régions de France qui vont assurer la diffusion en librairie de mon livre publié aux éditions JOU. Je me présente rapidement. Je parle du livre, de sa structure particulière. Je mentionne le Tour du jour en 80 mondes de Julio Cortázar. J’évoque un souvenir personnel pour expliquer ce qui m’a poussé à écrire ce livre. On a tous déjà fait cette expérience, dans un paysage, sous un ciel nuageux, de se demander ce que les gens vivent, chacun à une extrémité de ce nuage, à des dizaines, des centaines de kilomètres de distance, ce à quoi ils peuvent bien penser, ce qu’ils peuvent faire en même temps que nous. Et plus généralement, ce qu’il se passe en même temps dans différents endroits du monde, au moment même où cette pensée nous traversait l’esprit. C’est une expérience universelle, une tentation d’accéder à un ensemble qui nous dépasse. C’est le sujet de ce livre. Je me rends compte que cette anecdote sur les nuages fonctionne bien sur plusieurs représentants. Après la présentation, je réponds à leurs questions. Le récit se déroule sur une journée, du jour au lendemain. Ce n’est pas un roman-monde. Je cite L’Invention du monde, d’Olivier Rollin, mise en fiction de la journée du 21 mars 1989, et Laurent Mauvignier avec Autour du monde, qui raconte le tremblement de terre et le tsunami qui ont dévasté Fukushima au Japon, en mars 2011. Ce n’est pas une invitation au voyage même si le lecteur traverse plus de 146 pays et 396 lieux différents, c’est un récit polyphonique, une fiction spéculative.

Chaque mouvement dessine un nouveau contour

Alice est restée dormir à la maison en début de semaine, car elle enchaînait plusieurs journées de travail avec une prise de poste à 7h30 dans le foyer de l’enfance où elle travaille qui se trouve dans notre quartier, ce qui lui faisait gagner du temps de trajet. Elle est retournée chez elle, hier après-midi, mais en rentrant manger ce midi je la croise dans notre rue. Ce qui m’intrigue, au-delà du fait qu’elle soit là alors qu’elle ne nous a pas dit qu’elle passerait nous voir ou qu’elle avait à faire dans le quartier, c’est qu’elle porte un beau manteau en tweed à chevrons que je ne lui connais pas. Mais plus je m’avance vers elle sur le trottoir, inclinant la tête vers elle pour qu’elle m’aperçoive enfin, les yeux baissés sur son portable, plus le doute s’immisce en moi. Je reconnais bien ses lunettes à montures dorées qu’elle devait faire réparer hier, dans le quartier justement, sa chevelure ondoyante qui lui mange un peu le front et cache ses oreilles (c’est fou ce que ses cheveux ont poussé dernièrement), sa moue, lèvres pincées légèrement de travers, lorsqu’elle réfléchit ou qu’elle cherche quelque chose, l’index effleurant le coin de sa bouche. Parvenant à ses côtés, je me rends compte enfin que ce n’est pas elle. Au moment même où j’allais l’appeler par son prénom pour qu’elle se tourne vers moi, je me ravise in extremis. Et nous continuons chacun notre chemin.

Digue de mer, Dunkerque, 27 juin 2016

Les sentiments, l’empathie, les différences

Le discours de l’écrivain hongrois László Krasznahorkai, récompensé « pour une œuvre puissante et visionnaire qui, au milieu d’une terreur apocalyptique, réaffirme le pouvoir de l’art », se maintient aux franges du désespoir. « Sa leçon, construite en trois mouvements — anges, dignité humaine, révolte — comme la présente Hocine Bouhadjera sur le site Actualitté dessine un constat d’extrême lucidité, à propos des anges, mais pas ceux des tableaux de Giotto ou Fra Angelico. Les « anciens » anges, rappelle-t-il, étaient des messagers, indissociables de la parole divine qu’ils portaient. Ils descendaient vers les humains avec une annonce, un ordre, une promesse. Ils attestaient d’un « en haut » bien réel, structurant notre représentation du monde en un axe clair : au-dessus / au-dessous, le ciel et la terre. Les « nouveaux » anges, ceux qui l’obsèdent, n’ont plus d’ailes, plus de manteaux célestes et, surtout, plus aucun message. Ils marchent « en simples vêtements de ville », parmi nous, difficilement reconnaissables, comme s’ils n’avaient plus de point d’origine identifiable. Il ajoute même qu’il n’est plus sûr qu’il existe encore un « là-haut » : cet endroit aurait cédé la place à un « éternel QUELQUE PART », colonisé par « les structures insensées des Elon Musk de ce monde », ces projets technologiques qui redessinent l’espace et le temps. » Ces mots produisent en moi un curieux effet, agissant comme un révélateur, éclairant d’une lumière inédite une scène pourtant pas si ancienne, mais dont je ne parvenais à comprendre la signification qu’elle avait fait vibrer en moi, me laissant à fois ému et troublé. La veille en effet, en rangeant des documents au sous-sol de la bibliothèque, j’ai remarqué une jeune femme aux cheveux teints en roux. Elle était accroupie, devant le rayonnage du fonds informatique que je gère à la bibliothèque. Elle avait sorti du rayonnage une pile de livres et semblait hésiter devant le désordre de cette accumulation d’ouvrages, demeurant perplexe. Je me suis permis de lui adressser la parole pour lui demander si elle avait besoin d’aide. Elle a levé les yeux vers moi tout en restant dans son inconfortable position. Elle cherchait un livre dont elle ne parvenait pas à se souvenir le titre. Elle a précisé que cela devait être à cause de la fatigue. Je lui ai avoué que cela m’arrivait moi aussi très souvent comme si je cherchais à l’apaiser tout en partageant avec elle quelque chose de personnel, d’intime. Dans le silence qui a suivi, alors que je m’éloignais, j’ai senti que l’ange ici c’était elle. « Ces nouveaux anges se tiennent simplement là, silencieux, cherchant notre regard, comme s’ils nous imploraient de leur transmettre quelque chose. Mais nous n’avons plus rien à leur dire. La figure messianique est renversée : ce ne sont plus les anges qui viennent sauver les humains, ce sont les anges qui attendent en vain une parole humaine salvatrice. »

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