
Ailleurs sans fin
À la maison, après manger, Anh Mat me parle de l’écriture de Marguerite Duras qui reprend les structures linguistiques de la langue vietnamienne. Anh Mat fait référence à l’une de ses vidéos où son père lit en voix off la traduction d’un passage du livre "Écrire" de Marguerite Duras, traduit en vietnamien par Trần Văn Công. Selon Catherine Bouthors-Paillart, autrice de Duras la Métisse : métissage fantasmatique et linguistique dans l’œuvre de Marguerite Duras [1] « d’une certaine manière, elle refuse à sa mère le fait qu’elle lui a transmis une langue maternelle, et elle ne retient de sa mère et du rôle de sa mère que son rôle d’institutrice, celle qui impose le français, celle qui impose de parler français, comme si, pour Duras, le français est une sorte de langue étrangère qu’elle a très bien apprise, et comme si sa langue vietnamienne était celle des berceuses, celle de l’enfance... » J’écoute Isabelle parler et, dans sa manière de formuler ses phrases, j’entends le dialogue secret de ses trois langues : le français, l’anglais et le vietnamien. Cela prolonge l’expérience de l’outre-langue de Marguerite Duras, une langue métisse donnant pleinement à entendre ensemble plusieurs langues idéalement confondues en une, par essence inaccessible, mais inépuisablement inspirante. Un passage de Tokyo Montana express de Richard Brautigan que je relis en ce moment résonne étrangement. « Je m’endors en regardant la télévision. (...) J’adore le son du Japonais parlé. Pour moi, c’est de la musique et je m’endors dans mon lit tandis que des centaines de Japonais parlent tranquillement à l’autre bout de ma chambre. » [2]
Ce n’est plus ce qui a lieu mais dans leur bruit, des mots
On regarde, un peu absent, et ça se forme, doucement. Les nuages se réfléchissent de manière symétrique sur l’immense paroi vitrée. Un test de Rorschach, sans réponse nette, sans figure sûre. On passe, on ne sait pas ce qu’on a vu, juste que c’était là. Sous les pas, de larges pavés récemment posés. Réaménagement des abords, annonce la ville, et ce mot, PRIORITÉ, fragmenté, dans la pierre comme une injonction oubliée. À proximité, la lumière laiteuse à la surface immobile du canal, entre deux écluses, et, plus loin, le long du mur de soutènement, des lambeaux de papiers colorés flottent au vent, rien d’autre que les restes d’une fête passée. C’est là qu’on pense au tableau. Des années à le croiser, à regarder ce visage de femme aux yeux en amande, dont la peinture lentement disparaît, et puis un jour enfin, on le photographie. Au moment même où il s’efface. Plus loin encore, coups de tonnerre réguliers, mais pas l’ombre d’un nuage à l’horizon. Mettre du temps à comprendre : des explosions sourdes, persistantes d’un salon de l’aviation, avec le même temps retard que le décalage perçu entre l’éclair et son grondement. Il y a aussi cette coupole, les reflets des nuages pommelés dans le ciel bleu sur sa surface brillante, dôme ou œil, on ne sait plus. Puis soudain, le rire de Gracia dans le café de Valmy. Vif, présent, éclatant. La reconnaître à son rire, sans la voir. Et tout continue de passer. On n’apprend que bien plus tard qu’il s’agissait bien d’elle.
Rien n’est assez bon pour moi
The Last Movie, le second film de Dennis Hopper, est un projet psychédélique et ambitieux, né dans l’euphorie du succès d’Easy Rider. Tourné au Pérou dans des conditions chaotiques, ce western métaphysique brouille les frontières entre fiction et réalité. Autoportrait en crise, hommage aux mythes américains et manifeste de la contre-culture, le film mêle paranoïa, drogues, hallucinations et références sacrées pour déstabiliser le spectateur. Sur un scénario de Stewart Stern, scénariste de La fureur de vivre, Hopper rejoue sa fascination pour James Dean et Marlon Brando, tout en interrogeant la nature même du cinéma comme art sacré. Le tournage délirant, digne de Fitzcarraldo, de Werner Herzog s’accompagne d’un montage interminable et de conflits avec le studio Universal, producteur du film. On appelle culte du cargo l’ensemble de croyances apparues en Océanie au début du 20ᵉ siècle, lorsque des populations indigènes, fascinées par la technologie des colonisateurs, ont interprété l’arrivée de biens matériels comme un phénomène magique. Ne comprenant pas les mécanismes économiques et logistiques derrière ces arrivages, elles ont tenté de les reproduire par mimétisme, construisant des radios ou des avions factices pour invoquer les mêmes richesses. Dans son film, Dennis Hopper détourne ce phénomène pour dénoncer, à sa manière, les ravages que déclenche la simple présence d’une équipe de cinéma. Les villageois vont en effet tenter de reproduire ce qu’ils ont vu, en fabriquant notamment de fausses caméras et des perches de prise de son en roseaux.
En ces temps-là
Paris est régulièrement transformée en une espèce de labyrinthe livré à la destruction, parsemé de signes et de pièges, où les habitants avancent de case en case comme des pions dans un immense jeu de l’oie. Friches industrielles abandonnées, terrains vagues ou clôturés de palissades où des grues détruisent maisons et immeubles, anciens entrepôts laissés en friches. Ce sont des lieux en pleine mutation que l’on détruit. Il y a trente ans disparaissaient les abattoirs de Vaugirard, les entrepôts du port de Bercy, les bords du canal de l’Ourcq et ceux du bassin de la Villette étaient redessinés. Aujourd’hui, c’est au tour de la Chapelle, de la Porte de Clichy et des Batignolles. C’est là que la ville est la plus vivante, en mutation, en train de se transformer, là où tout reste à faire, à créer : l’espoir est encore grand. Quand on y reviendra quelques années plus tard, on verra bien le changement. Il sera peut-être trop tard, mais on en aura été le témoin. La ville est un être vivant. Ce n’est pas un bloc. C’est un ensemble complexe et fascinant. L’homme est pareil.
[1] Duras la Métisse : métissage fantasmatique et linguistique dans l’œuvre de Marguerite Duras / Préface de Christiane Blot-Labarrère, Librairie Droz, 2002
[2] Richard Brautigan, Histoire de neige à Tokyo, in Tokyo-Montana Express