
De la fuite dans les idées
Partout en France il y a des festivals, notamment pendant l’été. Quand on habite Paris, on se dit qu’il faudrait être en vacances dans la région pour y assister. Notre arrivée à La Ciotat correspond aux dates du Festival Tournez la plage, festival des écritures contemporaines qui a lieu du 1ᵉʳ au 3 août. Depuis 8 ans, avec ce festival, la poésie investit la rue, les places et les quais. Elle bouscule et transporte le public. Nous assistons en famille aux performances de Peter Hart, A. C. Hello et Charles Pennequin. À l’ombre de la place Evariste Gras, à proximité de l’architecture métallique de l’ancien marché couvert, une soixantaine de spectateurs. Les trois auteurs se succèdent derrière le micro. L’improvisation de Peter Hart se déplie comme un mantra désacralisé fait de répétitions et de boucles successives. La lecture lyrique d’AC Hello sur les ravages de la guerre est hypnotique et émouvante. Charles Pennequin propose des réflexions sur la place de l’auteur et de l’écriture tout en gesticulant son texte Les cloportes et plusieurs extraits de son livre Petite bande, en faisant des bruitages, en jouant avec la saturation du micro et en amplifiant sa voix avec son mégaphone.
L’air des sons à l’oreille sur la peau
Le chant des cigales le jour, dès qu’il fait 25° ça commence et ça ne s’arrête qu’au soir où le grillon prend son relais, à la fois plus aigu et mélodieux. Le cri du coucou qui ponctue la journée comme le roucoulement des tourterelles qui revient quand on a oublié leur présence. Le chant du coq le matin et le soir. La pie qui jacasse. À la tombée du jour notamment, où elle fait le tour des grands pins de la propriété, en se postant au faîte des arbres. Le bourdonnement des mouches assez peu présentes contrairement aux moustiques et leurs piqures urticantes. Le bourdonnement des abeilles et des guêpes. Le cri du perroquet dans la maison du voisin qui dialogue tous les soirs avec la perruche qui partage sa volière. Certains jours le perroquet s’amuse à imiter le braiment de l’âne, c’est assez perturbant. Les aboiements lointain d’un chien dans le voisinage, qui ponctue à espace réguliers l’ensemble de ces sons. Le craquement de l’écorce des arbres du jardin. Le vent dans les pins centenaires qui n’a rien à voir le son qu’il produit dans les branches des feuillus. Il arrive par bourrasques et rappelle le son de certains films de Fellini, ce bruit lancinant, présent pour signifier l’indicible, la marque du temps que l’on ne peut rattraper, que l’on ne peut dompter.
Il n’y a que ceux qui n’ont rien à faire qui ont le temps de se compliquer la vie
La Villa Deroze a été construite en 1948 sur un terrain isolé, découvert pendant l’occupation allemande de la Ciotat dans le quartier dit Pignet de Rohan. Gilbert Deroze, pharmacien, y construit en 1957 un laboratoire de produits pharmaceutiques, qui fonctionnera jusqu’en 1970. Passionné de peinture, de sculpture, de musique et d’architecture, il crée quand il trouve le temps. Une des pièces les plus étonnantes de sa villa, dont les murs sont recouverts de ses toiles tandis que le jardin est parsemé de sculptures et des œuvres d’autres artistes, est un peu secrète. Pour y accéder, plusieurs portes à pousser, plusieurs sas à franchir. Il s’agit de l’atelier de l’ancien propriétaire du lieu, Gilbert Deroze. La pièce est assez lumineuse, malgré l’absence de grandes fenêtres. Au centre, une très belle table en bois jonchée de papiers, de boites de couleurs, de pinceaux, de bouteilles d’encre de Chine, de vernis à peindre, d’acétone. Contre le pied de la table, un porte-carton dans lequel on trouve pêle-mêle des gravures anciennes, des esquisses de dessins, des peintures sur papiers de l’artiste. Sur le pan de mur à gauche, un large buffet à côté d’un établi, sur le dessus duquel traînent de vieux tableaux peints à l’huile, une photographie de l’artiste en jeune garçon, une pipe à la bouche, entouré de bustes dont on peut supposer qu’il s’agit de ses enfants. Plus incongru dans cet atelier, de grands circuits intégrés accolés aux murs tels des tableaux d’un autre temps. De l’autre côté de la pièce, les murs sont intégralement recouverts d’étagères en bois et parpaings où reposent des centaines de bustes, sculptures anthropomorphes, réalisées à partir de deux grosses pierres disposées l’une sur l’autre, choisies par l’artiste pour leur expressivité. Il trace les yeux, la bouche, parfois le nez, en creusant légèrement leurs contours dans la pierre brute. Sur le socle en bois de chaque œuvre, une plaque indique leur titre, noms de personnalités, types de personnes, de caractères ou d’émotions. La liste de ces figures forme une étrange galerie de portraits qui dessine en creux l’autoportrait de leur auteur.
Ligne de partage au-dessus du vide
L’éclosion du sens est le sens même. C’est la révélation quotidienne de l’écriture. Il n’y a de sens que dans cette vibration initiale où l’idée prend forme au moment même de son surgissement. Le reste n’est que mémoire, dépôt, sédiment. C’est pourquoi certaines expériences brutales, inattendues, agissent comme des secousses capables de nous rendre à ce moment véritable. Ce point de rencontre. Le réveil après un accident, après une perte de conscience, quand la lumière, les sons, les odeurs se recomposent et que tout semble miraculeusement là. [1] Ce n’est pas seulement un retour au monde, mais sa première apparition. Tout se donne comme neuf, même ce qui nous était le plus familier. Ce trottoir, cet arbre, ce morceau de ciel ne sont pas reconnus, ils naissent à nous, et nous avec eux. La perception, dans ces instants, n’est pas un simple enregistrement du réel. C’est une invention. Nous croyons voir ce qui est, mais nous faisons advenir ce qui apparaît. Il y a dans cette coïncidence entre le regard et le monde autour de nous un geste créateur, aussi fragile qu’absolu, qui précède le langage et dont le langage ne garde qu’une trace fugace. Penser à partir de là, c’est refuser l’idée que le monde est donné une fois pour toutes. C’est admettre qu’il est en perpétuelle invention dans notre expérience. Penser, ce n’est pas stocker, analyser, déduire, mais accueillir ce qui advient comme si c’était la première fois, et le laisser se déplier en nous. Repenser la pensée du monde, retrouver cette disponibilité du regard qui sait que rien n’est acquis, que tout peut se défaire et se reformer, que chaque perception est une éclosion. Que celle-ci, loin d’être un miracle isolé, est la condition même de notre présence au monde.
[1] Le 24 octobre 1776, Jean-Jacques Rousseau est renversé par un gros chien danois à la barrière de Ménilmontant. Il perd connaissance. Ce qu’il raconte dans la deuxième de ses Rêveries du promeneur solitaire : « J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux… Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. »