
Châteaux en Espagne
Avec mes parents et ma tante, après un repas avec Caroline et les filles, près de la place d’Aligre, nous profitions de la proximité du restaurant avec le quartier où mes parents et ceux de Caroline ont vécu à Paris pour nous rendre sur place en pèlerinage. Dans la rue Beccaria, au niveau du numéro 13, mes parents nous montrent l’emplacement de l’épicerie que tenaient mes grands-parents. La porte bordeaux de l’immeuble attenant est restée ouverte. Nous nous faufilons à l’intérieur de la minuscule cour intérieure. Ma mère nous montre l’étage où se trouvait l’appartement de mes grands-parents dont je n’ai qu’un très vague souvenir. Je n’y suis venu qu’une fois, j’étais tout jeune. Un long couloir qui ouvrait sur un petit salon. L’appartement était sombre. Je ne me souviens que du poêle en fonte. Ma mère nous parle du piano. Ma tante se souvient qu’enfant mon oncle y faisait ses gammes sur La lettre à Élise qu’il lui avait joué lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Je n’arrive pas à m’accrocher à ces souvenirs, à leur donner du sens. Leurs véracités ne me touchent pas, comme s’ils ne m’appartenaient pas. Nous décidons de poursuivre jusqu’à l’avenue de Corbera, à quelques centaines de mètres de là. Cette fois-ci encore, la porte de l’immeuble de la famille de Caroline est fermée. Pour elle, c’est différent, sa déception est palpable. Nous n’abordons pas les racines de la même manière.
À cet endroit, dans cette lumière
Dans le cadre d’une formation sur la modération d’un débat ou d’une rencontre en bibliothèque, le formateur nous invite à travailler en groupe sur des cas concrets. Avec mon groupe, nous devons préparer une rencontre autour de Coyotte, le dernier livre de Sylvain Prud’homme, publié aux Éditions de Minuit. Dans le groupe, je suis le seul à l’avoir lu. Nous nous répartissons les rôles assez rapidement. Deux de mes collègues seront les modératrices, la troisième se tiendra en retrait dans le public pour gérer les questions, quant à moi, je vais jouer le rôle de l’auteur. La séance commence, mes deux acolytes présentent le travail de l’auteur et me posent la première question sur l’origine de Coyotte. À partir de ce moment, je commence à parler du livre face aux participants de la formation. Je raconte la manière avec laquelle j’ai écrit ce livre, mon périple en autostop à travers les États-Unis, de Californie au Mexique en passant par l’Arizona et le Texas. Le travail sur la langue. L’alternance entre récit de voyage et voix des Américains croisés sur le trajet. Le clin d’œil à Sur la route de Jack Kerouac qui fait également écho au personnage de l’autostoppeur de mon roman Par les routes. Les mots s’enchaînent sans que j’aie besoin de réfléchir. Plus je parle, persuasif et passionné, plus je vois les yeux des autres stagiaires s’illuminer, fascinés : ils jouent le jeu, posent des questions, cherchent à en savoir plus, même le formateur qui, après avoir tenté au début de jouer le rôle du perturbateur dans le public, finit par se taire et écouter.
Je me laisse hypnotiser par les petits détails
Les filles sont à la maison toute cette semaine. Nous regardons un vieux Colombo en DVD. L’épisode Symphonie en noir de la saison 2, avec John Cassavetes, réalisé par Nicholas Colasanto, assisté par John Cassavetes et Peter Falk. Chef d’orchestre réputé du Southland Philharmonics, Alex Benedict voit sa carrière décliner et son avenir s’assombrir. Sa maîtresse, Jennifer Welles, le pousse à divorcer, mais pour le maestro, cette solution n’est guère envisageable. En effet, sans l’appui financier de sa belle-mère, l’orchestre ne pourrait survivre. Alex décide de se débarrasser de son encombrante maîtresse en faisant croire à un suicide. C’est la version courte de l’épisode qui a été retenue pour la diffusion française. Aussi, un certain nombre de répliques de la version initiale n’ont jamais été doublées, des passages en langue anglaise figurent ainsi dans la version française en DVD. Au beau milieu d’une scène, les voix se transforment, passent d’une langue à l’autre. La proximité des timbres de voix des acteurs français Jacques Thébault et de Serge Sauvion avec celles de John Cassavetes et de Peter Falk est surprenant. Autre sujet d’étonnement. Lorsque les filles ont vu la comédienne Blythe Danner qui interprète le rôle de Janice Benedict, la femme du chef d’orchestre, elles ont trouvé qu’elle ressemblait à Gwyneth Paltrow, sans se douter qu’au moment du tournage l’actrice était enceinte de l’actrice, née le 27 septembre 1972.
Je construis des murs autour de mes rêves
Dans cet ensemble d’immeubles qu’on appelle résidence, où les communautés tentent de vivre en harmonie, dans un espace fermé qu’aucune rue ne traverse, parfois quelques rares passants empruntent ce raccourci pour rejoindre la gare de l’Est ou le canal Saint-Martin et la place du Colonel Fabien. C’est un îlot sans voiture, sans lien apparent avec le reste de la ville. Coupé de la ville. Juste le ciel uniforme au-dessus de la tête. Ce lieu était une immense zone industrielle détruite dans les années 80. La friche est restée longtemps entourée par les vestiges du mur de l’entreprise, avec ses fenêtres grillagées et ses larges portes en bois. À l’intérieur, c’était un champ de sable, un désert, c’était nos courses folles d’enfant, nos combats imaginaires, c’était la joie et les cris ; la nuit, c’était les bagarres, les trafics, les règlements de comptes, mais l’accès était interdit. Léger pincement au cœur nostalgique chaque jour en passant par là pour aller travailler de ne plus trouver ce terrain vague en ville. Le vide fait peur. Le terrain vague est interdit. Le transitoire inquiète. Tout doit être utile désormais. Un endroit ne peut rester sans but. Vide, il doit être construit. Malfamé, il faut l’enjoliver, ouvrir sans tarder des commerces, des crèches, des squares. Insalubre, il doit être rasé et remplacé au plus vite.