Dimanche 21 décembre 2025
Rien à gagner ou à perdre
Contacts successifs #134

Choisir c’est déjà révéler

Je déchire la page d’un vieux livre, mes yeux se promènent à la surface, explorent les mots, naviguent entre les lignes, dans l’attente de ce qui va attirer leur attention. Mon regard s’arrête sur un mot, comme on bute au milieu d’une phrase. Sans m’attarder trop longtemps dessus, je le découpe. Un mot, une phrase. Je détache un fragment du texte pour le mettre en réserve, sur le côté. Je répète avec toutes les pages du livre que j’effeuille les unes après les autres. Ce temps de la découpe, c’est autant pour moi une forme de lecture que d’écriture. Les petits morceaux s’accumulent sur la table. Des phrases se dessinent peu à peu. Un poème s’écrit dans la tension, et dans l’incertitude de ce qui affleure par surprise. Le temps que ça prend m’étonne et me ravit. Un ralentissement s’opère en moi. Travailler le texte avec les mains, le laisser filer entre ses doigts. Agencer les différents éléments, copeaux de textes que je fais permuter sur la table, jusqu’à trouver, en les manipulant ainsi, l’étincelle qui jaillit de ces mots, bribes de sens, de phases qui, associées, provoquent en moi l’étonnement d’un éblouissement. L’objectif est de fabriquer un carnet dans le cadre d’un atelier de création que je vais animer fin janvier à la bibliothèque, d’écrire de courts poèmes sur le thème du fil et de les assembler ensuite dans un carnet relié en utilisant la technique de la reliure japonaise. Tout se construit au fil du temps. Chaque fragment décide du suivant. Le faire dans un temps réduit, à l’abri des regards, accentue la tension de la performance, la conjoncture d’une improvisation.

Chantier de la Place du Colonel Fabien, Paris 10ème, 6 décembre 2025

Ce qui s’appelle faire le vide

On ne sait plus où c’est rangé, on commence à chercher dans les différentes pièces de la maison, sur les étagères, on vérifie les rayonnages des bibliothèques, on ouvre des tiroirs, on fouille des cartons, on retrouve des choses qu’on croyait perdues depuis longtemps, on se souvient de papiers ou de documents qu’on avait oubliés. Il n’y a qu’une solution, dans ces moments-là, c’est de profiter de ces recherches pour se débarrasser au plus vite, sans réfléchir, de ce qu’on trouve, qu’on juge à la hâte obsolète, inutile, sinon, ça s’accumule à l’extérieur, envahit et recouvre le sol à nos pieds, au risque de tout encombrer, de semer le désordre. On ne trouve pas ce qu’on cherchait, malgré nos efforts. Mais ce déballage, insinue en nous le secret désir de tout ranger, pour ne pas sombrer et disparaître sous les feuilles. Dans ce cas-là, ce qu’il faut, c’est d’abord jeter, éliminer ce qui encombre, se soulager de ce poids invisible sur nos épaules, de cette charge mentale qu’on ne soupçonne même pas, qui s’accumule au fond de nos tiroirs, sur nos étagères, enfouie dans des sacs ou des placards inaccessibles. Le souvenir de la scène du film Brazil de Terry Gilliam demeure intact dans notre mémoire. Harry Tuttle, le plombier-chauffagiste dissident, interprété par Robert de Niro, est pris dans un tourbillon de feuilles qui volent autour de lui jusqu’à l’aspirer dans leur tourbillon, le faire disparaître dedans, et lorsque la bourrasque se calme enfin, il ne reste de lui que quelques feuilles éparses.

Opera aperta

Le film de Radu Jude, N’attendez pas trop de la fin du monde, met en regard, par un jeu de miroirs entre deux époques, deux films, la trajectoire d’une chauffeuse de taxi à l’époque communiste (avec des extraits du film Angela poursuit sa route, de Lucian Bratu (1981)) et celle de son double contemporain dans le capitalisme post-totalitaire de la Roumanie, avant de resserrer le récit dans un long plan-séquence final. Angela, jeune assistante de production, passe sa journée à conduire dans le flot de circulation déjà important de Bucarest, autoradio à fond, mâchant du chewing-gum et buvant du café pour ne pas s’endormir au volant. Elle travaille sans relâche pour un projet qui ne la motive pas vraiment. Elle filme avec son portable des personnes qui ont subi des accidents du travail, elle les fait parler pour enregistrer leurs récits, des paroles que ses employeurs lui demandent de cadrer, d’ajuster, parfois de déformer pour satisfaire les multinationales pour lesquelles ils travaillent. C’est un casting pour un clip sur la sécurité au travail. Autour d’elle, les images se multiplient : celles du présent, rapides et agressives, et celles d’un passé qui revient par fragments. Ouvriers blessés, mères fatiguées, figures du passé qui traversent le présent comme des fantômes. Pour tenir le coup, et résister d’une manière, Angela devient Bobitză, un jeune imberbe aux gros sourcils. Elle se transforme en se filmant avec un filtre aux couleurs saturées sur TikTok, et se lance dans une critique de la société masculiniste, raciste, violente et vulgaire. Ses vidéos, ouvertement obscènes, sont à la fois sarcastiques et irrévérencieuses. La ville n’est plus une ville mais un montage urbain : cimetières déplacés, immeubles neufs, routes bordées de croix. Peu à peu, le film fait glisser le regard du simple trajet vers une mise à nu des rapports de pouvoir. On se demande qui parle, qui se tait, qui est montré, qui est effacé. Le tournage d’une vidéo prétendument bienveillante devient le lieu d’un affrontement discret entre vérité vécue et discours imposé. Le film avance ainsi par collisions, jusqu’à faire sentir que les images, loin d’être neutres, travaillent les corps, le temps et la mémoire.

Île de Teshima, Japon, 18 octobre 2024

On n’irait pas plus loin

Caresse. Ce geste de la main, la paume qui frôle à peine la peau de l’autre, qui rassure, par la justesse de l’accord entre la forme creuse de la main qui s’accorde à la rondeur de la joue, sans l’épouser parfaitement, je suis là avec toi, tu peux compter sur moi, ce n’est pas tout à fait une caresse, le geste reste unique, c’est l’approche qui compte, la lenteur, le temps accordé à l’autre, l’assurance d’une présence amicale. Regard. Ils s’approchent l’un de l’autre lentement, les yeux dans les yeux, et dans cette proximité, cette intimité inattendue, l’intensité de leur regard, ils maintiennent la distance sans quoi ce geste se transforme en contact, en caresse, en baiser, il n’y a pas d’attirance, c’est autre chose, mais cette possibilité offerte entre eux de s’approcher si près, de sentir le souffle de l’autre, de l’accompagner, de s’en faire l’écho, accordant leur mouvement au même rythme, et tout passe par le regard. Mots. Le verbe tendre qui n’a rien de ce que contient la tendresse. Tirer sur (une chose souple ou élastique), de manière à la rendre droite (tension ; tendu). Tendre une corde. Déployer en allongeant en tous sens. Tendre à, tendre vers, avoir un but, une fin et s’en rapprocher d’une manière délibérée. La tendresse est ailleurs, c’est un caractère de douceur et de délicatesse. Écoute. C’est l’attention plutôt que la tension, c’est se tenir à distance mais présent dans ce retrait, disponible, ouvert. Ne pas parler, se retenir de dire ce qu’on pense en premier lieu, ce n’est pas ce qui importe à cet instant, il faut se garder d’intervenir et libérer ainsi toute la concentration nécessaire pour, le moment venu, trouver peut-être enfin les mots. Il faut garder ce silence, entendre ce que l’autre a à nous dire, le comprendre ce nous, ce qui s’y joue, avant de pouvoir lui répondre et l’accueillir. Ce n’est pas un dialogue. On ne parle que si nécessaire, parfois le silence est la meilleure réponse.

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