Dimanche 19 octobre 2025
Raccourcis et courts-circuits
Contacts successifs #125

Tout regard est entaché d’erreur

Sur la place Louis Aragon, un couple d’amoureux est tendrement enlacé sur le banc situé à l’extrémité de l’Île Saint-Louis. Une femme s’en approche discrètement pour les prendre en photo avec son téléobjectif. Elle tourne autour d’eux mais ils ne la remarquent pas, distraits, la tête ailleurs. Caroline et moi la trouvons sans gêne. Elle poursuit son manège un long moment, debout, accroupie, cherchant le meilleur angle, s’approchant très près d’eux, sans faire de bruit, malgré les quelques feuilles qui jonchent le sol pavé en ce début d’automne, qui risquent de craquer sous ses pas. Elle prend de nombreuses photographies du couple. C’est vrai qu’il y a, dans leur étreinte, une tendresse un peu jouée, peut-être un peu trop démonstrative. Ils font partie du paysage, s’y intègrent, semblant s’y sentir chez eux. La teinte de leurs vêtements s’accorde à merveille aux couleurs automnales des feuilles des arbres, au gris des pavés, au bleu pâle du ciel. D’ailleurs, personne d’autre que la photographe n’ose les déranger et s’approcher d’eux. Les gens font un détour pour ne pas entrer dans l’image qu’ils forment, pour ne pas en troubler l’harmonie.

Place du Colonel Fabien, Paris 19ème, 4 octobre 2025

Les figures, les reliefs, les tracés, les chemins dépavés

Nous nous retrouvons pour la fête d’anniversaire des 80 ans d’André dans un restaurant du 18ᵉ. Autour de la table, Anne, Noëlle, Guillaume et Hugues, des personnes qui sont toutes liées par l’écriture et le livre. Vers la fin du repas, Anne interroge André sur son parcours. On découvre l’ingénieur derrière l’écrivain. Il projette à nouveau, comme chaque année à cette période, son voyage au Brésil pour soutenir ses camarades du Parti des travailleurs. Il est persuadé d’y croiser Lula cette année. Je plaisante en lui demandant de nous prouver qu’il a le bras long, en lui demandant un selfie. Anne lui offre fièrement un cadeau qui lui correspond, un pavé élégamment entouré d’un soyeux ruban rouge. En rentrant avec elle dans la nuit parisienne, nous faisons un petit détour pour que je puisse garder moi aussi un souvenir de la place du Colonel-Fabien. J’attrape un pavé et rentre avec à la maison. Le lendemain, plus aucun pavé, ils ont tous été enlevés à la pelleteuse, les ouvriers préparent désormais le sol pour accueillir, dans cette zone du chantier, la terre où planter les bosquets de la forêt urbaine à venir.

Je ne cherche pas, je trouve

Je prépare mon atelier sur la création de carte heuristique à la bibliothèque. Je note quelques idées sur un papier. Je teste des logiciels que je n’ai pas utilisés depuis longtemps pour décider ceux que je présenterais le lendemain aux usagers inscrits à l’atelier. Je me rends compte effaré que la plupart d’entre eux proposent désormais des extensions avec des fonctionnalités d’intelligence artificielle. C’est absurde, à l’opposé de ce qui fait l’intérêt de la carte mentale. Je tente une de ses fonctionnalités pour voir ce que l’outil permet. Tous les éléments de la carte se développent par extension. La surcharge du texte qui apparaît à une vitesse incroyable, trouble l’attention et détourne du résultat. Le texte produit remplit des vides plus qu’il n’apporte d’informations pertinentes permettant d’y voir clair, car ce qui compte dans la carte mentale, ce sont les liens unissant chaque étape de la réflexion. C’est prendre son temps, avancer lentement pour clarifier, point par point, les éléments qui s’accumulaient en désordre dans notre esprit. L’IA joue la carte de la magie en nous en mettant plein les yeux. C’est un véritable feu d’artifice d’inutilité et d’inexactitude. Une fois que la machine a terminé de rendre sa copie, il n’y a plus aucun intérêt à lire l’accumulation de ces amalgames. L’intérêt de la carte mentale est ailleurs, à l’opposé même de cette débauche d’informations, c’est une discipline de la retenue, de la lenteur, du cheminement intérieur. S’il n’y avait que moi, et que cet atelier n’était pas lié au numérique, je ferais travailler les inscrits seulement avec une feuille et un crayon. Tout se joue là, il faut en effet passer par le dessin pour éclaircir sa pensée. Avancer dans le temps spécifique de la réflexion, sentir les connexions se faire entre une idée et la suivante, une idée en déclenchant une autre, comme dans l’acte d’écrire, l’idée se développe ainsi au rythme de la progression dans la phrase. Et cartographier c’est l’opération idéale pour se repérer. On cherche son chemin sur une carte, on trouve sa destination en consultant un plan. Là, on inverse le processus, c’est en dessinant le chemin que la carte se révèle.

Boulevard René-Lévesque, Montréal, Québec, Canada, 6 avril 2022

Certains animaux sont plus égaux que d’autres

Dans les récentes manifestations à Portland, Oregon, certaines personnes vêtues de costumes gonflables de grenouilles, se trémoussaient sur de la musique. Ils s’opposaient ainsi aux arrestations arbitraires menées par les agents fédéraux du service de contrôle de l’immigration et des douanes (Immigration and Customs Enforcement (ICE)), devenant les symboles de ce mouvement de protestation. Les grenouilles ne sont pas les seuls animaux à envahir ces cortèges contre la police, panda, licorne, paon, dinosaure et raton laveur les ont désormais rejoints. Loin d’être un simple choix esthétique, c’est une véritable stratégie, qui porte le nom de « frivolité tactique ». Une méthode de protestation non violente qui a pour objectif de s’opposer aux figures autoritaires. La télévision montre enfin une autre réalité que celle d’une ville en proie au chaos apocalyptique colportée par le pouvoir, avec une dose d’humour et de dérision, un décalage salutaire, dans cette période politique particulièrement tendue et anxiogène. D’autres animaux s’affichent désormais sur les murs de la ville, tagués à la bombe, les cochons de la police enfin démasqués.

Dans les archives