
Nous poursuivons nos rêves autour d’un noyau de mystère
Changer de quartier lorsqu’on revient régulièrement dans une ville permet de la redécouvrir avec un regard neuf. Lors de nos précédents séjours à Marseille, nous avions logé à Malmousque, sur les hauteurs du Roucas-Blanc, puis à Endoume, face aux îles du Frioul, près de la corniche Kennedy qui relie les plages des Catalans, du Prophète et du Prado. Même si nous passions souvent par le centre-ville, notre point de chute influençait toujours nos déplacements. Cette fois, nous avons choisi un appartement très lumineux, au 5ᵉ étage d’un immeuble près du cours Julien. Un quartier bruyant, animé. Depuis la terrasse, la vue panoramique dévoile toute la ville : le dédale de ses rues, le désordre de ses constructions, les jeux d’ombre et de lumière, du massif des Calanques jusqu’à la gare Saint-Charles.
La mer qu’on voit danser
Difficile de détacher les yeux de la fenêtre, ce jour-là, dans le train de la Côte bleue qui avance lentement entre Marseille et Miramas. Le paysage est incroyable : l’azur des eaux cristallines côtoie les pinèdes des calanques. À côté de nous, deux jeunes femmes discutent. Elles vivent à Marseille depuis plusieurs années, sans y être nées. Leur conversation aborde tous les sujets : amours, travail, voisinage, loisirs. À un moment, l’une d’elles s’émerveille devant la beauté du paysage. La mer s’étend à perte de vue. Le train penche légèrement sur le côté ; elle plaisante en disant qu’on pourrait presque se jeter à l’eau. Elle ajoute qu’elle ne pourrait pas vivre loin de la mer. Qu’elle a besoin de sentir sa présence, d’avoir l’appel du large pour horizon. Ce lien à la mer est justement l’un des fils rouges de notre projet Autour. Avec Caroline, nous y avons travaillé pendant ces vacances à Nice et Marseille, pour préparer notre prochaine résidence d’écriture à la Villa Deroze, en août, à l’invitation de La Marelle. Nous voulons écrire une série de récits autour de la Méditerranée. Tracer le portrait de femmes et d’hommes à un moment charnière de leur vie, tournés vers l’horizon.
Le temps d’habiter chaque souvenir
Juste avant notre départ dans le Sud, j’ai trouvé un objet insolite, assez lourd. Je n’avais pas moyen de le rapporter à la maison ou à la bibliothèque, alors je l’ai mis de côté. Je l’ai caché au pied d’un arbre. Cet objet m’intriguait depuis longtemps. Chaque jour, depuis des années, je passais devant lui sans comprendre son origine ni son sens. C’était une inscription ciselée dans une épaisse plaque de métal. Difficile de savoir ce que ce signe représentait : lettre, message, symbole, ou simple signature. Elle était fixée au sol par deux solides boulons, près du parapet du pont des écluses des morts, renommé il y a quelques mois pont Maria Casarès. Après de longs travaux de canalisation qui avaient bloqué le passage, le trottoir avait été refait à neuf, recouvert de bitume. À ma surprise, les ouvriers n’avaient pas retiré l’objet. Ils l’avaient simplement déplacé de quelques centimètres. Craignant qu’il ne soit volé ou jeté, j’avais décidé de le mettre à l’abri. À mon retour de vacances, je suis allé vérifier. L’objet avait disparu. Déçu, je me suis dit que j’aurais dû mieux le cacher. Peut-être un jardinier l’avait-il enlevé : de nouvelles plantes sauvages avaient poussé à l’endroit où je l’avais déposé. À Nice, j’en ai parlé avec Nina. Elle aussi se souvenait de cet objet étrange, qu’elle avait remarqué lorsqu’elle habitait encore à la maison. Je m’en veux de l’avoir déplacé. En voulant le sauver, j’ai l’impression de l’avoir révélé et du même coup fait disparaître, comme les fresques souterraines dans Fellini-Roma qui s’effacent à peine découvertes.
Le passé dans le présent
Il suffit d’un pas de côté, d’un écart imprévu, pour que tout revienne. Un froissement d’air, une odeur d’herbe humide, un éclat de lumière sur une vitre, un reflet à la surface d’une flaque, et voilà que le passé s’illumine et métamorphose le présent. Je suis là, debout sur ce chemin que j’emprunte depuis longtemps, sans y penser, et pourtant c’est sur un autre chemin que je marche, à un autre moment. Le sable s’enfonce sous mes pas comme il s’enfonçait jadis sous mes pieds d’enfant. La main, sans y songer, frôle le muret écroulé, et c’est un autre mur, une autre main plus jeune, qui fait le même geste au même endroit. Tout est là, superposé, enchevêtré, intact. La voix d’aujourd’hui porte en elle les rires oubliés. Nos discussions actuelles sont chargées de promesses anciennes. Les pierres ont gardé en elles la chaleur d’autres étés. Chaque pas est double. La scène du présent n’est pas le souvenir du passé. Elle est son prolongement, sa mue. Rien n’a disparu. Tout s’est replié, prêt à jaillir dans un même élan. Ce n’est pas la mémoire qui surgit, c’est le temps lui-même qui se déploie, comme un mouchoir serré trop longtemps entre ses doigts. Dans ce bloc compact, souverain, où le passé et le présent battent d’un même rythme, il n’y a plus de séparation. Seulement un mouvement, à la fois large, immense, irrésistible, qui me traverse de part en part. Je ne cherche plus à comprendre. Je me laisse emporter.