
Un point invisible de l’espace
Le café qui avait ouvert il y a deux ans à la Chapelle Charbon est déjà fermé. Le rideau de fer est baissé. Certaines vitres étaient déjà cassées dès les premiers jours d’ouverture. Toutes les autres le sont également désormais. Il ne reste à l’intérieur de l’espace désormais vide que les vieux livres déposés sur les étagères en bois accolées contre la vitre. Un très jeune garçon s’éloigne de sa mère qui l’observe à distance, protectrice. Il est fasciné par l’avion qui vole très haut dans le ciel, laissant un trait fin sur son sillage. Le jeune garçon pointe le doigt plusieurs fois dans sa direction. L’avion, l’avion, répète-t-il enjoué. Sa mère lui fait remarquer les belles jonquilles que le jardin partagé a planté dans de grandes jardinières. Elle lui avoue que ce sont ses fleurs préférées. Mais l’enfant est déjà loin, irrésistiblement attiré par un engin jaune entreposé dans la zone intermédiaire qui sépare le jardin et l’immense entrepôt voisin. Il le nomme avec une étonnante précision pour son jeune âge : un tractopelle.
Les lithodomes
La dame appelle la bibliothèque pour qu’on lui mette un livre de côté pour son fils, L’île mystérieuse de Pierre Perret. La collègue qui prend l’appel au standard pense qu’il s’agit d’une erreur, et que la personne souhaite en fait un exemplaire de L’île mystérieuse de Jules Verne. Elle le fait mettre de côté. Au moment d’emprunter l’ouvrage, son fils voyant l’épaisseur du livre et craint de ne pas parvenir à le lire d’ici la fin de la semaine, puis il se rend compte qu’il ne s’agit pas du bon livre. Le titre qu’il doit lire pour l’école est Mic mac sur l’île mystérieuse. Après une brève recherche sur internet, je découvre que ce livre d’Yves Pinguilly et Claire Perret n’est plus disponible depuis quelques années et qu’il n’est présent dans aucune bibliothèque du réseau parisien. Il y a encore des gens qui confondent bibliothèque et librairie !
Qu’est-ce que je trahis en réussissant ?
Pour un atelier de création de légendes urbaines avec des enfants du quartier du Buisson Saint-Louis, animé par la conteuse Nathalie Leone, à l’invitation de la bibliothèque François Villon, nous effectuons une promenade dans les rues du quartier, passant de la place du Buisson Saint-Louis, à la place Sainte-Marthe, en passant par la rue du Chalet, la rue Sainte-Marthe et la rue Saint-Maur. Tout ce qui attire l’attention des enfants dans la rue, détails architecturaux, curiosités urbaines, rencontres inattendues, je les photographie avec une collègue. L’ensemble forme un patchwork d’images étonnantes, avec notamment de très nombreuses interventions picturales sur les murs. Mais ce n’est pas à partir de ce qui est écrit sur les murs que la conteuse va faire travailler avec les enfants, dans un deuxième temps, mais à partir de ce qui figure dans l’image dont ils discutent collectivement, qu’ils commentent, extrapolant, imaginant des histoires, des personnages, des péripéties et des rencontres. Une araignée fraichement tatouée sur le mollet à vif d’une jeune femme. Une affiche pour le spectacle : On conte sur toi. Un autocollant : Je t’aime commune une punition. Un groupe de pigeons agglutinés sur les branches nues d’un arbre, leurs silhouettes dans le contre-jour leur donne des airs de corneilles. Un drapeau tibétain. Les mots Chevalier prédateur écrits en lettres capitales bleu sur un mur blanc. Du linge qui sèche aux fenêtres. La mention Défense d’affliger écrit en blanc sur fond noir. Un collage Même pas peur semble répondre à un autre : Plait-il. Un tag Tu es si belle sur fond bleu, fait écho à son voisin dans tes bras, sur fond jaune. En débutant la séance, Nathalie Leone a demandé aux enfants qui ne la connaissaient pas de deviner son métier. Ils ont hésité, lancé des pistes, finissant par se rapprocher peu à peu de la réponse. Écrivain ? Poète ? Une jeune fille répondant au prénom d’Océane a lancé soudain : griotte ? Je n’ai pu m’empêcher de m’exclamer : c’est la cerise sur le gâteau ! Mais c’est sans doute ce qui s’en rapprochait le plus.
Il nous tuerait s’il en avait l’occasion
La nouvelle Les fils de la vierge (Las babas del diablo en espagnol) de Julio Cortázar, publiée en 1959 dans le recueil Les Armes secrètes, raconte l’histoire de Roberto Michel, un traducteur et photographe amateur d’origine franco-chilienne vivant à Paris. Un jour, en se promenant sur l’île Saint-Louis, il photographie une scène qui l’intrigue : un adolescent et une femme plus âgée en pleine conversation. Plus tard, en développant la photo, il a l’impression que la femme manipulait le jeune garçon, possiblement dans une intention malveillante. En regardant l’image de plus près, Michel a l’impression d’y être absorbé, jusqu’à vivre une étrange distorsion de la réalité où il semble pénétrer dans la scène et en devenir un témoin impuissant. La nouvelle joue sur l’ambiguïté entre la perception et la réalité, la photographie étant ici un médium qui fige un instant tout en révélant des vérités invisibles à l’œil nu. L’écriture de Cortázar, caractérisée par son usage du flux de conscience et des changements réguliers de perspective, crée un effet troublant, où le lecteur oscille entre rêve, hallucination et fantastique. Cette nouvelle a inspiré le film Blow-Up, réalisé en 1966 par Michelangelo Antonioni, qui reprend le motif de la photographie révélant une scène énigmatique, bien que le film prenne des libertés importantes avec le texte original. Dans Blow-Up, un photographe londonien croit avoir capturé la scène de crime en agrandissant des clichés pris par hasard dans un parc londonien, tandis que dans Conversation secrète, un spécialiste de la surveillance sonore, joué par Gene Hackman, enregistre une conversation ambiguë et devient obsédé par son interprétation, doutant de ce qu’il a réellement entendu. Les deux films, comme la nouvelle de Cortázar, questionnent la subjectivité de la perception et la manière dont l’image (ou le son, dans le cas de Coppola comme dans celui de Blow out le film de Brian De Palma très influencé par les deux films) peut révéler ou dissimuler une vérité insaisissable. Dans toutes ces œuvres, l’obsession du protagoniste pour une trace enregistrée le mène à une forme de déréalisation et d’isolement. Coppola a reconnu l’influence d’Antonioni sur Conversation secrète, notamment dans la mise en scène du doute et la construction d’une atmosphère paranoïaque. J’imagine un livre sur la fragilité de l’interprétation des signes qui pourrait mêler essai critique, digressions poétiques et formes expérimentales, pour restituer la manière dont ces œuvres jouent avec l’illusion et l’interprétation.