
Qui est la peau de qui dans cette chaleur commune
La canicule s’abat pour la deuxième fois de l’été sur la France. Elle va durer jusqu’à la semaine prochaine. Dans les journaux, on ne parle que des effets de la chaleur, des conséquences du dérèglement climatique. Je lis que la plus grande installation nucléaire d’Europe de l’Ouest est paralysée par un imposant banc de méduses et qu’EDF a entamé un fastidieux processus de nettoyage. Je lis que le gouvernement britannique a exhorté la population à supprimer ses anciennes photos et ses anciens e-mails, car « les centres de données ont besoin d’énormes quantités d’eau pour refroidir leurs systèmes ». Sous le soleil d’août, la Méditerranée s’enflamme. Elle pourrait atteindre 30 °C , un niveau jamais observé depuis 2003. Nous évitons de faire tourner la climatisation qui est pourtant installée dans notre chambre. Nous allumons par contre le ventilateur, les nuits les plus chaudes. Son bruit est si proche du moteur d’une voiture que son conducteur laisse tourner alors qu’il est à l’arrêt, qu’il m’empêche de me sentir au frais.
J’habite ici, maintenant
Depuis le début de notre résidence à La Marelle, nous avons terminé les premières versions de près de la moitié des récits que nous avions envisagés d’écrire pour notre projet Autour. Au lendemain de la mort de sa mère, une femme quitte Paris pour Beyrouth, ce retour dans son pays d’origine ravive des souvenirs enfouis. À Syracuse, une adolescente fascinée par la beauté d’une voisine profite d’un moment seule avec elle, jusqu’à ce qu’un incident en mer interrompe ce moment privilégié. Lors d’un séjour en Crète, à Héraklion, un homme souffre soudainement d’un trouble de mémoire passager qui bouleverse son séjour. Sur sa plage d’enfance, à Scivu, en Sardaigne, une femme vit un moment de bascule entre vie et mort, sauvée in extremis d’une noyade avec son fils. Lors d’une randonnée, une femme croise un inconnu au bord d’une falaise, persuadée d’être témoin d’un moment décisif, avant de le retrouver le soir-même en barman à Palma de Majorque et de marcher avec lui jusqu’à la mer. Lors d’une nuit passée sur la plage, près de Brela en Croatie, avec un groupe d’amis, une jeune fille en convalescence partage un moment d’intimité qui la bouleverse. À Athènes en Grèce, la rencontre fortuite d’une jeune femme en vacances et de sa voisine de palier avec deux hommes exilés. De retour à Alger, une femme retrouve des proches de sa famille qui lui rappellent les jours heureux de ses parents disparus. Dans le port d’Algésiras, en Espagne, l’équipage d’un cargo américain, immobilisé sans explication depuis plusieurs jours, est confronté à l’errance tragique d’un navire humanitaire, rejeté de tous les ports. Dans la lumière d’octobre mêlée de souvenirs nostalgiques, une femme arpente Bastia en Corse avant de quitter l’île. Sur une plage familière chargée de souvenirs, à Scivu en Sardaigne, une femme et son fils sont emportés par le courant avant d’être sauvés par un inconnu. Un homme récemment libéré après avoir été accusé d’être à l’origine d’un incendie, tente de se reconstruire dans la montagne grecque, mais un nouveau feu éclate. Lors d’un séjour à Melilla pour étudier son architecture moderniste, une jeune étudiante découvre la complexité d’une ville-frontière où se mêlent beauté formelle, tensions sociales et réalités invisibles qui questionnent son rapport à l’exil. La traversée en ferry vers Alger, d’un passager solitaire, dans l’espoir d’une reconnaissance intime. Une mère qui emmène ses deux fils pour une escapade improvisée au bord de la mer en Bosnie. Un cachalot, échoué sur la plage de Dhërmi en Albanie, devient le puissant symbole des désordres invisibles qui agitent la mer et le monde.
Des corps étrangers dans le corps
Dans le recueil de nouvelles L’Inoubliable, d’Eduardo Berti [1] que j’ai trouvé dans l’une des bibliothèques de la Villa Deroze, il y a une histoire de dentiers. Il s’agit de la nouvelle qui donne le titre au recueil. À 74 ans, Mme Elvira Rial, veuve Erize, découvre que son dentier flambant neuf parle la nuit lorsqu’elle l’ôte pour dormir. Il récite d’abord des phrases mystérieuses, puis des fragments littéraires évoquant des dents : Remy de Gourmont, Vicente Aleixandre, Dante, Edgar Poe, Georges Bataille. [2] Intriguée, la veuve prend des notes et enquête dans sa vaste bibliothèque pour retrouver les œuvres citées. Elle réalise qu’elle avait oublié ces textes, comme si la perte de ses dents avait effacé sa mémoire. Pendant quatre mois, le dentier anime ses soirées, l’incitant à lire, à fouiller, à chercher. Puis, brutalement, il se tait. Désespérée, Elvira arpente les librairies de la ville pour dénicher de nouveaux livres « avec des dents ». En vain. Jusqu’au jour où, après avoir abandonné un roman noir qui racontait la double vie d’un chirurgien-dentiste qui assassinait des femmes la nuit et qui, après leur avoir ôté la vie, leur arrachait toujours la même dent, la voix revient un soir, plus vibrante : « Devant moi s’ouvraient des horizons extraordinaires ». Puis : « De bonne foi, je m’étais laissé emporter par l’inertie d’une profession qui ne m’intéressait plus. » Une larme coule sur la joue de la vieille femme sans qu’on sache pourquoi. Le mystère demeure. Le lendemain, en mangeant, j’ai perdu un morceau de dent. J’y ai vu un signe, mais je n’ai entendu aucune voix dans la nuit.
Bruit de fond
Sortir pour faire un tour, pour quitter la maison, chasser les idées qui tournent en rond, qui obsèdent. Sortir de soi, en quelque sorte. Faire un tour. Ce n’est pas le tour de Paris par le boulevard des Maréchaux. C’est à La Ciotat, le tour du parc du Mugel. En montant la colline qui permet d’accéder au parc, on peut apercevoir, dans le port de la ville, les grands portiques, et les différentes grues des chantiers navals, impressionnants appareils de levage et de manutention réservés aux très lourdes charges. Le contraste paraît saisissant entre l’espace naturel qu’on traverse et ce territoire industriel qui a changé avec les années. Ouvert en 1849, le chantier naval de La Ciotat a fermé en 1989. Il a produit des navires d’exception aux dimensions considérables étant donné la taille du port (le Narval, le Danube, l’Ava, le Blois, l’Atlantic Star, le Ville de La Ciotat, l’Alceste, le Bonaparte, le Périclès, le Guienne, l’Impératrice, L’Anadyr, le Chili, l’Australien, le Laos, l’Annam, l’Atlantique, l’André Lebon, le SS Commissaire Ramel, le Mariette Pacha, le Mitydjien, et La Marseillaise). Il est aujourd’hui le lieu d’entretien de yachts de luxe. Changement d’époque. Sur le chemin, on remarque deux types de cendrier. Un cendrier semblable à un bac à fleurs mais sur lequel il est écrit cendrier, pour qu’on ne se trompe pas. Il sert de poubelle cependant. Et un cendrier de vote. Sur l’affiche qui explique ce que c’est, on nous informe qu’un mégot pollue 500 litres d’eau. Ce cendrier en métal jaune propose deux bacs pour jeter ses mégots. À gauche pour ceux qui préfèrent écouter Les cigales. À droite pour ceux qui préfèrent écouter JUL. À vous de voter ! Quelques mètres avant l’entrée du parc se dresse une vieille bâtisse, sur laquelle a été peinte il y a longtemps déjà une enseigne indiquant l’entrée de LA FONDATION DE LA FÊTE DES MÈRES (sous le patronage des Unions d’Associations Familiales). On a souvent tendance à réduire la fête des Mères à une célébration pétainiste. La fête des Mères, instaurée officiellement en 1926, est sauvée à la Libération et devient rapidement une fête officielle sous la IVᵉ République, portée par une politique nataliste d’État visant à restaurer le tissu social et démographique après la Seconde Guerre mondiale. Elle survit ensuite sous la Ve République, s’adaptant aux évolutions familiales et sociétales, désormais transformée en campagne publicitaire. Le parc du Mugel est un jardin remarquable. C’est un label, mais c’est vrai qu’il est beau. Naturellement protégé du mistral et des embruns par l’imposant massif du bec de l’Aigle, dont la roche de couleur rouge, qu’on nomme poudingue, est une roche sédimentaire consolidée, composée de débris rocheux de forme très arrondie, comme un agglomérat de galets. « À l’extrémité du golfe, écrit Alphonse de Lamartine, trois énormes rochers s’élèvent sans bases sur les flots ; de formes bizarres, arrondis comme des cailloux, polis par la vague et les tempêtes, ces cailloux sont des montagnes : jeux gigantesques d’un océan primitif dont nos mers ne sont sans doute qu’une faible image. » Entre mer et collines, ombre et lumière, on déambule entre de très nombreuses plantes méditerranéennes adaptées au sol siliceux : figuiers de Barbarie, arbousiers, cactus, plantes aromatiques, chênes-lièges, châtaigniers, palmiers, bambous, plantes aromatiques et plantes tropicales comme l’oiseau du paradis. À mi-parcours, les murs d’une grande maison à deux niveaux, volets fermés, ouvertures protégées, sont entièrement recouverts de fresques murales, de tags et de graffs. Impossible de savoir pourquoi cette demeure est ainsi laissée à l’abandon. Sur le plan, elle est appelée Villa Bronzo, du nom de l’homme qui a acheté la propriété en 1947 et a fait construire la maison en 1948. Au sommet du parc, une ancienne bastide avec un centre d’initiation à l’environnement, fermé ce samedi, œuvre habituellement à la protection du littoral. Une belle vue sur l’île Verte qui se découpe en contre-jour, et l’anse du Sec sous les flancs imposants du bec de l’Aigle. Le tour est bouclé. Un petit tour et puis voilà. Le tour est joué. On peut rentrer chez soi. On a mis de côté, le temps d’une marche matinale, le sud de l’Europe accablé par les flammes et une chaleur extrême, le sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine et la guerre en Ukraine, la promotion d’un prêtre, condamné pour viol sur mineur par l’archevêque de Toulouse, le bilan des pluies diluviennes les plus meurtrières au Pakistan, le projet de développement d’une colonie juive stratégique à l’est de Jérusalem, en Cisjordanie, territoire occupé par Israël de façon illégale depuis 1967, les bombardements sur la ville de Gaza. On les a mis de côté, non pour les oublier, mais pour parvenir à supporter, au quotidien, cette pression de l’actualité, « l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire » des journaux, que regrette Georges Perec, lui préférant « le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel ».
[1] Livre publié chez Actes Sud, en 2011
[2] Elle n’eut bientôt plus de doutes : une trame sous-jacente unissait les textes choisis par son dentier : et elle devina, bien sûr, que cet élément en commun était tout à fait évident.
Le phénomène se prolongea pendant quatre mois. Se succédèrent ainsi (sans que cette liste respecte un ordre d’apparition) la scène de La Divine Comédie où l’horrible Minos grince des dents, un poème d’Oscar Nelligan ("On rainy days I dine alone and pick my chicken to the bone/ A pint of wine beneath my teeth...") que le dentier récita dans un anglais quasiment exquis, un fragment de L’Impossible de Georges Bataille ("La nuit est ma nudité, les étoiles sont mes dents"), Bérénice, le poème macabre d’Edgar Allan Poe et même un vieux récit d’Odön von Horváth dans lequel un certain Helms se réveille un beau jour sans pouvoir ouvrir la bouche parce que la rangée inférieure de ses dents est soudée à la rangée supérieure. "Inouï, pensa Helms, puis il s’aperçut que, malgré cet incident, il pouvait prononcer ce mot, comme tant d’autres."