
Rien que les heures
Et puis soudain, c’est oui, faisons-le, si tu crois que c’est envisageable, tentons l’expérience ! Et le soir même, la couverture du livre qui n’existe pas encore, mais dont le rêve a commencé il y a si longtemps, connu tant de formes et de versions différentes, se matérialise dans le corps d’un message. Il est beau, on l’aime déjà, même si ce n’est encore qu’un manuscrit. Il faut préparer sa publication dans quelques mois avec l’éditeur. Reprendre la présentation. Vérifier le rétroplanning. Se rendre compte que ce texte, qu’on désire et qu’on attend depuis si longtemps, commence à prendre enfin la forme d’un livre. C’est à la fois excitant et troublant.
Par-delà le temps et l’oubli
Écrire chez Laurent Mauvignier, c’est accepter de ne pas tout savoir, de marcher dans une zone trouble où l’incertitude devient elle-même un ressort. « Je me suis dit que ce que je ne savais pas, mon livre, lui, le savait déjà. » Cette phrase résume une confiance singulière, celle d’un écrivain qui s’avance dans le noir, persuadé que l’écriture, elle, saura trouver le passage. Dans ses textes, la phrase cherche, trébuche, reprend son souffle, se relance. Elle se construit dans son élan, comme si l’histoire naissait sous nos yeux, au rythme même de la voix qui la dit. On entend cette voix. Elle hésite, elle recommence, elle se répète. Elle ressasse non pour combler le vide, mais pour creuser plus profond encore. Elle fait surgir les êtres, les donne à voir, à entendre, dans leur proximité fragile, comme si nous marchions un instant avec eux. Le narrateur n’est pas l’auteur, mais une part déplacée de lui, un double fictif qui vit des histoires transmises ou rêvées. La temporalité s’étire, se déplie, se replie. Pas de ligne droite, mais un mouvement circulaire qui revient toujours vers le présent. Des ellipses creusent des silences, et le texte se dilate jusqu’à produire ce vertige qui fait qu’on lit Mauvignier comme on écoute quelqu’un parler, haletant, débordé par ses propres mots. C’est une écriture qui prend le risque du déséquilibre, qui accepte de se laisser déplacer par ce qu’elle invente, et qui, ainsi, entraîne avec lui son lecteur, secoué, déplacé, en un mot : bouleversé.
Une réalité à peine plus palpable qu’un souffle d’air
Dans la rue, on regarde les gens au moment où ils arrivent à notre hauteur. Par discrétion, parfois on jette un rapide coup d’œil avant qu’ils ne soient trop près, par curiosité, par prudence aussi, anticiper sur un potentiel danger, envisager une rencontre, prévenir la violence d’un choc. On évite de plus en plus le regard trop appuyé, gênant, intrusif. On effleure du regard. Ce matin, j’ai croisé deux jeunes femmes qui marchaient l’une à côté de l’autre. Sans faire attention, mon regard s’est attardé sur celle qui se trouvait plus près de moi. Nos regards se sont croisés. J’ai eu l’impression de la fixer. Je ne voulais pas le faire, mais j’étais littéralement aspiré par ses yeux. Je ne voyais plus rien autour, la place que nous traversions, les mouvements de nos corps marchant, les paroles prononcées par les deux jeunes femmes complices. J’ai eu l’impression de tomber dans un trou noir. Je voyais sa pupille se dilater, et tout le reste s’est mis à disparaître. L’espace d’une seconde, plus rien ne comptait que cette fixation. Cette interruption du monde en un regard. Je voudrais bien vous y voir.
Le monde est plus vaste que ce que nous en voyions
Un attroupement s’est formé devant la sortie du métro de la station Colonel Fabien. On entend des cris déchirants. Un homme à terre, paraît inconscient. Il reste immobile. Un autre debout se porte à sa hauteur. C’est lui qui lance de grands cris. Il agite ses bras dans tous les sens, s’emporte, hors de lui. Il s’agenouille sur le corps de l’homme à terre, lui ouvre violemment la chemise dans un geste exagéré. À distance, cela donne l’impression qu’il est en train de l’agresser. Une femme s’interpose pour tenter de le calmer, mais il n’y prête pas attention. Il se relève en continuant de crier. Trois CRS s’approchent très lentement de lui. Hors de lui, les yeux exorbités, il les toise et les menace verbalement. Ils lui demandent de se calmer, mais l’homme ne les écoute pas, persuadé qu’ils sont la cause de l’état de son ami. Il connaît l’homme à terre. Il essaie de lui porter secours, de le relever, mais l’autre est passablement éméché, il peine s à se relever. Son pantalon descendu sur les fesses. Les CRS ne parviennent pas à lui faire entendre raison. Ils craignent un mauvais coup, se tiennent à distance en appelant du renfort. Quelques longues minutes plus tard, l’homme qui criait est maintenu au sol par l’un des CRS qui lui crie dessus, deux autres le regardent faire, tandis que cinq autres forment un large cordon de sécurité à cinq mètres de distance. L’homme qui était au sol va mieux désormais, il comprend qu’il ne peut rien faire et qu’il vaut mieux s’en aller discrètement, ce qu’il fait sans tarder. La photographie que je prends à cet instant ne traduit qu’une vision parcellaire de la réalité.