Un lieu et ses archives
Le temps que ça infuse inscrit ses traces, ses empreintes. Tanin dont la couleur rappelle la rouille. Motif qui se répète à l’infini. La fragilité du tissu qui se déchire. Associer ensemble des éléments disparates qui se ressemblent pourtant. Du pareil au même. Traces de rouille comme le marc de café laissent des marques au fond d’une tasse, des signes qu’on y lit, qui dessinent ou devinent l’avenir. Dans l’accumulation de ces coupons, la forme d’une nappe géante ou d’un grand rideau. D’évidence ici, plutôt, la mue d’un serpent. Accroché devant les fenêtres d’une des salles (pour le diplôme de Nina à la Villa Arson), son œuvre prend un autre sens, une dimension nouvelle. On pense aux tâches du quotidien. Disposée en hauteur, sous le plafond de la salle qui relie deux espaces différents de la galerie, la pièce prend la forme d’une voile. Fini le plissé du rideau qui prenait la lumière des fenêtres. Ici, le tissu devient voile. Elle oscille au gré des mouvements (du regard) des visiteurs. Ondulation, modulation. Le titre, Topographie 1, indique bien qu’il s’agit d’une écriture du lieu. Sous la forme d’une carte. Il pourrait y avoir de nouvelles versions de l’œuvre, à partir de nouveaux sachets de thé (peut-être associés dans une nouvelle forme), mais ce numéro semble plutôt indiquer que la pièce dépend de l’endroit où elle est exposée. La pièce révèle l’endroit dans lequel elle est installée.
Une liberté qui nous prend par la main
Entre Nice et Villefranche-sur-Mer, un ruban de pierre et de terre s’accroche à la mer. Il commence au Cap de Nice, là où l’eau, d’un bleu presque irréel, se mêle au ciel, au niveau du jardin Félix Rainaud, après le restaurant La Réserve qui surplombe la fameuse plage de Coco Beach, surnommée la piscine par les niçois. La vue est imprenable, du bleu à perte de vue. Le sentier sillonne le long des propriétés. La mer est agitée ce jour-là, les pierres luisantes sont glissantes. Caroline chute et se fait mal. En train de filmer les gerbes d’eau qui se fracassent sur les rochers, je ne la vois ni ne l’entends tomber. Tout le monde s’agite autour d’elle quand je me retourne. Nous poursuivons tout de même notre randonnée. Nous marchons, émerveillés, montant, descendant à travers la végétation et les rochers. Par endroits, le chemin s’interrompt brusquement, nous obligeant à grimper vers la route, les jambes lourdes dans la chaleur du jour. Les escaliers escarpés dressent un mur devant nous. Puis, soudain, la mer revient nous ravir, plus vaste encore, ruisselante entre les pins, les cactus, les plantes et les rocailles. La descente nous ramène au bord de l’eau, à la joie simple du bruit des vagues. Le soleil s’accroche à nos membres et frissonne à la surface de la mer. La luminescence est d’abord bleu gris pour prendre ensuite une teinte bleue, puis violette foncée. Nous poussons jusqu’à Villefranche, au point où la beauté devient fatigue, et la fatigue, émerveillement.
Le sincère dans les silences
C’est un rêve. On entre dans ce rêve comme dans une maison. C’est une maison avec de nombreuses pièces, dans laquelle il y a beaucoup de monde. Des personnes que je connais et des inconnus également. Il y a trop de monde à l’intérieur. Une porte dérobée ouvre sur un jardinet, je sors sans un regard vers les autres. Au fond de ce petit jardin, minuscule carré de verdure, une porte m’attire, c’est celle d’une église que je traverse sans m’arrêter, attiré par la lumière tamisée qui filtre dans l’entrebaîllement de sa porte. Me voilà propulsé dans un nouveau jardin, mais celui-ci est beaucoup plus grand que le précédent. Il est envahi de sculptures monumentales en céramique qui font penser à des arbres en faïence bleue ou verte. Les autres personnes m’y rejoignent, enjouées. Ils s’éparpillent et s’agglutinent autour des différents étals le long des parois qui entourent le jardin sur lesquels sont exposés des bibelots en séries identiques disponibles en plusieurs exemplaires pour chaque modèle. Un peu en retrait, Dominique nous appelle mais dans le brouhaha de cette brocante improvisée personne à part moi ne prête attention à elle qui cherche son enfant. Ce que je crois comprendre. Je pars le chercher dans les différents recoins du jardin. Je finis par le trouver, caché derrière une large porte métallique bleue. Seul dans le noir, il profite de l’étonnante acoustique de la pièce pour chanter. Je reconnais Baptiste avec ses cheveux d’ange lorsqu’il se tourne vers moi. Je l’invite à me rejoindre. Il sort de la pièce. Je suis presque déçu d’avoir interrompu son magnifique chant.
Dans la nuit du présent
Veille ardente, l’exposition d’art vidéo à la Friche Belle de Mai réunit dix-sept artistes venus de divers horizons, du Maroc à la Finlande, de la Turquie au Canada en passant par la Colombie, autour d’une même urgence, celle de veiller, de regarder malgré la nuit, de maintenir une attention vive face à un monde qui vacille. Entre rituels, chants, gestes et apparitions numériques, leurs œuvres font surgir des présences, des mémoires et des résistances. Les vidéos explorent des territoires à la fois intérieurs et planétaires. Dans AtmoSphaira de Sandra Rengifo, la voix du dernier oiseau hawaïen disparu accompagne un voyage sensoriel entre Andes et Méditerranée, où s’entrelacent humanité et disparition. Ocean’s Skeleton de Taija Goldblatt plonge dans les profondeurs marines, dessinant un corps liquide et monumental. Avec An eye is an eye is an eye is an eye, Damien Petitot détourne les algorithmes de vision artificielle pour questionner la manière dont les machines nous observent. D’autres œuvres s’ancrent dans le mythe et le rituel : The condition and the impossible – a trilogy, de Nabil Aniss explore les transes Gnawa comme territoires de libération. Monte Kali de Jozefien Van der Aelst fait remonter la mémoire d’une mine effondrée. Dear Phonocene de Mélia Rogerécoute les forêts industrielles comme on tend l’oreille à un monde blessé. La performance lyrique en supermarché, Red de Dominique Paul avec six chanteuses d’opéra, détournent des airs classiques pour dénoncer avec humour les inégalités socio-économiques, et la société de consommation contemporaine. La traversée virtuelle de Rapture I – Visit d’Alisa Berger, confronte le danseur ukrainien Marko à son appartement devenu inaccessible à cause de la guerre, reconstruit en 3D à partir de photos d’avant le conflit, en un espace de mémoire et de reconquête numérique pour affronter l’absence et la perte. L’exposition propose une constellation de regards saisissants, où chaque œuvre éclaire la fragilité du visible et la nécessité de continuer à veiller, ensemble, dans la nuit du présent.





