Dimanche 23 novembre 2025
Le vertige d’être là
Contacts successifs #130

Un singulier présent

Je ne croyais pas me souvenir de lui et pourtant dimanche, en entrant avec Caroline dans la brasserie Au comptoir, rue Bichat, je l’ai tout de suite reconnu. Il était accoudé au comptoir du bar, situé juste à l’entrée. Il portait un pull rose très voyant, il se comportait avec les serveurs et avec les clients du café comme un vieil habitué, j’ai même pensé qu’il s’agissait du patron, avant de remarquer un autre homme qui s’est avéré être le patron. Je me suis souvenu qu’il était acteur, c’était un peu flou dans mon esprit. Je l’ai regardé plusieurs fois en même temps que je discutais avec Caroline, son attitude au comptoir m’intriguait, sa familiarité avec les gens. C’est là que je l’ai reconnu. Son nom m’est revenu. Je crois que je l’ai prononcé en moi pour en vérifier l’exactitude : Riton, pour être sûr que je n’affabulais pas. Riton. Riton Liebman. C’est comme si soudain je me souvenais d’un ancien camarade d’école, mais je n’ai jamais été à l’école avec lui. Je ne me souviens même plus d’où je le connais, ni comment je peux me rappeler son nom. Riton Liebman est un acteur. J’ai vu plusieurs films de sa longue carrière, et il faut dire qu’il a commencé très jeune, à l’âge de treize ans il interprétait l’un des gamins de la colonie de vacances, Christian Belœil, dans le film de Bertrand Blier, Préparez vos mouchoirs. J’ai suivi de nombreuses séries télévisées dans lesquelles il a joué des seconds rôles le plus souvent. J’ai l’impression de l’avoir reconnu en entrant dans le bar car je le croise souvent et que c’est la Vedette du quartier, c’est d’ailleurs le titre de son autobiographie. Mais ce qui demeure inexpliqué, c’est comment son nom m’est aussitôt revenu en mémoire, lorsque je l’ai vu : Riton Liebman.

Parc des Buttes Chaumont, Paris 19ème, 9 novembre 2025

Celui qui aime a raison

Mon ami Arnold Pasquier, cinéaste et professeur à l’École Nationale Supérieur d’Architecture, Paris-Belleville, présentait Amor Moderno [Roma/São Paulo], un projet documentaire faisant dialoguer deux villes que tout semble opposer mais que l’histoire, les migrations et les architectures ne cessent de relier en secret. Sentiment qu’exprime Marcel Proust avec justesse dans À la recherche du temps perdu : « Les pays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable que le pays où nous nous trouvons effectivement. » Avec Maria Donata D’Urso et Otávio Filho, Arnold dévoilait un ensemble d’images, de fragments filmés et de séquences montées, organisés en triptyque. Ce dispositif faisait résonner Rome et São Paulo comme deux plans d’un même récit : superpositions de formes, glissements d’époques, croisements inattendus. Son film s’attache aux liens souterrains que tissent les trajectoires d’architectes formés en Italie et devenus figures majeures du modernisme pauliste, Gregori Warchavchik, Rino Levi, et surtout Lina Bo Bardi, arrivée au Brésil après la guerre. On y découvre comment l’austérité rationaliste, la verticalité, la rugosité des matériaux et l’audace structurelle circulent d’un continent à l’autre. Dans un plan tourné à l’avant d’une voiture traversant São Paulo, Arnold raconte l’arrivée de Bo Bardi dans cette ville dont elle ne retrouve pas la beauté romaine qu’elle a quittée. Il convoque la chanson Sampa de Caetano Veloso, qui saisit cette relation contradictoire : Porque és o avesso do avesso do avesso do avesso. São Paulo est l’inverse de l’inverse de l’inverse, une ville qu’on ne comprend qu’en la traversant. La soirée se clôt sur la visite du Sesc Pompeia, chef-d’œuvre de Bo Bardi, immense centre culturel où s’entrelacent béton brut, passerelles, terrains de sport, théâtres, ateliers et piscines. Les derniers plans montrent les habitants qui dansent, leurs gestes libres dans un espace pensé pour eux. Dans l’amphithéâtre, Arnold et ses complices montent sur les tables et dansent à leur tour. Pendant un instant, Rome, São Paulo et cette salle parisienne se confondent. On voudrait être ici et là-bas en même temps, absorbé par ce mouvement qui relie les villes, et danser dans ce lieu si beau.

Souvenir du présent

Dans Psychose d’Alfred Hitchcock, une scène m’a toujours marqué. Marion Crane, qui vient de voler l’argent confié par son patron, s’enfuit en voiture. Encore en ville, elle s’arrête en route à un feu. Des piétons passent devant elle. Parmi eux, elle identifie son patron sans vraiment le reconnaître. Elle lui sourit machinalement. Il rend son salut sans réagir sur le coup, puis s’arrête interloqué, il hésite un court instant, se retourne. Il cherche d’où il la connaît. Tout cela va très vite. Au moment où il comprend enfin qui elle est, elle réalise qu’elle ne devrait pas être là, à cet endroit précis, à ce moment-là, qu’il n’aurait jamais dû la voir, qu’elle est démasquée. Trop tard. Le feu passe au vert, elle redémarre sans attendre, tandis qu’il disparaît dans la foule. Nous avons tous vécu ce genre d’éclair tardif. Ce moment où l’on comprend quelque chose quelques secondes trop tard. Ce qu’on appelle avoir l’esprit d’escalier. Une perception tardive d’une scène déjà jouée. C’est sans doute ce qui ressemble le plus au déjà-vu, cette impression étrange de revivre une scène de la vie quotidienne que l’on sait pourtant n’avoir jamais vécue auparavant. Pendant un instant, le monde semble se dédoubler. On voit la réalité et son écho déformé. On sait que c’est faux, mais la sensation reste nette pourtant, saisissante. Et dès que l’on identifie ce qui se passe en nous, qu’on en comprend l’origine, tout disparaît immédiatement, comme une photographie mal fixée, dans le bain révélateur, qui s’efface sitôt entrevue. Il ne reste qu’un sursaut intérieur, ce bref vertige où tout nous échappe à nouveau, comme du sable glissant entre les doigts, dès qu’on tente de saisir cette impression, de la nommer, de l’expliquer aux autres.

Quai d’Anjou, Paris 4ème, 19 juillet 2010

Présence imaginaire

Une chambre d’échos où rien n’existe qu’une présence imaginaire se maintenant en retrait, en marge. Cette composition acousmatique forme un long couloir sonore dans lequel on avance les yeux fermés, une traversée dont chaque étape révèle un bruit qui n’a jamais existé, un souvenir auditif fabriqué de toutes pièces, à partir d’une hallucination collective produite par un réseau neuronal, et pourtant quelque chose en nous reconnaît ces sons, le tumulte bourdonnant des villes, la vibration d’une pièce vide, l’écho de vies disparues, comme si notre mémoire, trompée mais consentante, acceptait de se laisser duper, de croire à ces empreintes qui n’appartiennent à personne. Dans cette croyance il y a une douceur, une mélancolie, un trouble étrangement apaisant, car ce que l’on y entend ce n’est pas le monde mais la tentative d’un monde. Un continuum sonore où le mécanique et l’organique se confondent et se dissolvent. Des voix surgissent, des voix peut-être humaines, à moins qu’il s’agisse de bruits de machines. Ces sons s’effacent dans un halo spectral, un brouillard électronique, et ces fragments, ces éclats de réel simulé, évoquent une civilisation déjà lointaine qui se regarde elle-même. C’est là que le geste d’Olivier Alary prend tout son sens, dans l’invention de traces sonores que personne n’a laissées, il compose une archéologie imaginaire du futur.

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