Dimanche 28 décembre 2025
Le temps retroussé à l’infini
Contacts successifs #135

Tout d’un seul coup comme jadis

Lorsque les filles reviennent à la maison, pour les fêtes notamment, elles nous questionnent souvent sur les parents que nous étions et cherchent à savoir comment elles étaient, elles nous demandent qu’on leur raconte des anecdotes du temps de leur enfance, qu’on évoque des souvenirs qu’on a déjà décrits, la gêne passagère de se répéter, d’avouer parfois que ceux-ci s’estompent avec le temps, et que le récit qu’on en fait est sans doute assez loin de la réalité, sans qu’on parvienne à savoir immédiatement si elles feignent d’avoir oublié ce qu’on leur a déjà raconté, nous obligent à revenir sur telle ou telle histoire de notre vie passée. Hier soir, c’était, par exemple, l’excitation à la découverte des cadeaux sous le sapin de Noël. Une année, j’avais laissé l’enregistreur numérique capter leurs petites voix chuchotant seules dans la pénombre de la salle à manger, alors que Caroline et moi étions encore au lit, se demandant si elles pouvaient ouvrir les cadeaux, ou si elles devaient nous attendre, et combien de temps faudrait-il patienter avant de nous réveiller. Ce qui était touchant, c’était leur petite voix chuchotant pour ne pas nous réveiller. L’impatience retenue de ce moment. Et, tandis que je tarde à raconter à nouveau cette scène, dans l’excitation générale, je réalise que j’ai fait la même chose, enfant : j’ai demandé de nombreuses fois à mes parents de répéter des histoires dont j’avais déjà entendu le récit, car ce n’était pas l’histoire en elle-même que j’attendais, c’était d’entendre parler mon père et ma mère, raconter leur histoire et la nôtre, dire leur amour, autrement qu’avec les mots attendus quand on exprime ce sentiment.

Station Villejuif - Gustave Roussy, Villejuif, Val-de-Marne, 15 décembre 2025

Ce froid qui ne m’appartient pas

Le froid me saisit sans préambule. Il s’infiltre dans ma poitrine, bloque ma respiration, comme si l’air devenait soudain trop dense pour entrer. Je ralentis, j’apprends à doser chaque inspiration, de peur que ma gorge ne se referme. Il y a quelque chose de minéral dans ce froid-là, une dureté qui comprime les joues, glace le front, les rares parcelles de peau laissées à découvert. Et pourtant, dans ce choc, une forme de sérénité s’installe. Le contraste apaise. Comme lorsqu’on s’immerge brutalement dans une eau glacée. Le corps proteste, brûle presque, puis renonce. La douleur se retourne, se dissout, et laisse place à une chaleur inattendue, intérieure, sourde. Le froid cesse alors d’être une menace pour devenir une présence, un seuil franchi. Il clarifie les pensées, oblige à être là, entièrement, dans cet instant précis où le souffle revient, où le corps apprend à tenir.

Trou noir béant sur tout

Mauvaise nuit. Au réveil, la sensation d’avoir très mal dormi. Si peu. La journée de Noël risque d’être longue. Finalement, cela se déroule plutôt bien. Je ne ressens pas trop la fatigue même si, comme d’habitude, le repas dure trop longtemps. Les conversations commencent mais ne vont jamais à leur terme. Trop nombreux à table pour pouvoir discuter. Nous zappons d’un sujet à l’autre. La fatigue me rend raisonnable, je ne fais aucun excès cette année. En fin de journée, nous rentrons à la maison, le manque de sommeil se fait sentir. Le corps fébrile, je tremble, mal à la tête, le crâne compressé, les membres engourdis, j’ai l’impression de marcher au ralenti, de porter mon corps sur mes épaules, je me sens las. Tous les effets du décalage horaire. Une seule envie, me coucher pour récupérer.

Statue équestre de Marc Aurèle, place du Capitole, Rome, Italie, 8 août 2010

Une présence imposée

Pour montrer à Caroline où se situe la Tour hertzienne de Romainville qu’on aperçoit depuis le parc de la Butte du Chapeau Rouge, je lui indique le meilleur point de vue, entre immeubles et arbres du jardin. Je remarque, tout en lui parlant de la Tour, un homme qui se tient immobile à côté d’une armoire électrique. Il vit sans doute à la rue. Ses vêtements de seconde main sont sales et usés. Il a l’air d’avoir froid. Il remue ses pieds en faisant du surplace pour tenter de se réchauffer. En nous voyant nous approcher, il recule lentement, comme s’il cherchait à sortir de notre champ de vision, en arrière, sans qu’on s’en aperçoive. Il cherche à s’effacer, pour ne pas figurer dans le cadre alors que Caroline est en train de prendre une photographie de la Tour. En le voyant faire, l’image du mème d’Homer Simpson disparaissant dans les buissons me revient en mémoire. Il montre le personnage emblématique de la série Les Simpson, reculant lentement dans un buisson jusqu’à disparaître entièrement, avec une expression gênée sur le visage. Ce mème est utilisé très souvent pour représenter ce moment délicat où l’on préfère disparaître au plus vite plutôt que de faire face à une situation embarrassante. Bien sûr, c’est nous qui devrions nous sentir embarrassés à cet instant précis, devant la situation de cet homme qui vit aux abords du parc, par le trouble involontaire que nous lui causons. Je repense également à ce qui s’est passé la veille, à Noël, au moment où ma tante a voulu qu’on prenne une photo de l’ensemble de la famille : l’un des enfants a refusé de paraître sur la photo et s’est mis à pleurer lorsque ses parents l’ont forcé.

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