
Comment dire ou écrire une coïncidence
Le but de notre promenade dominicale avec Caroline est le passage Choiseul. Sur le parcours, quelques images retiennent mon attention. Au début du périple, par exemple, sur le trottoir, les traces d’un départ, ce qui reste quand une vie s’allège ou s’écroule. Des inconnus remuent les souvenirs d’autres qu’eux, penchés sur des cartons ouverts comme des tombes profanées. Les objets flottent dans une lumière d’après. On y trouve des cadres vides, une horloge, un chronomètre, des livres d’art ancien, sur le moyen-âge, sur l’art du moyen-âge, de nombreux livres de cuisine, de photographie, une chaine hi-fi, des disques, un grille-pain, des pieds de lit, des canevas avec des figures des années soixante-dix, une valise Samsonite, des cadres de tableau vides. Et puis, un peu plus loin, rue de Montholon, une jeune femme blonde platine, genou au sol, signe l’œuvre qu’elle vient de créer. Sur la paroi en bois du café L’Anjou à l’abandon depuis plusieurs mois, elle a fait surgir le visage d’une femme à l’aide de pastel gras, tête fièrement rejetée en arrière, les yeux entrouverts, presque réelle, presque vivante. J’ai à peine le temps de lire sa signature : EMYART’S. Dans l’éclat de son trait, quelque chose se rassemble, en contrepoint à l’abandon du lieu, une esquisse de réponse face à ce qui disparaît. En arrivant rue Saint-Augustin, devant les portes fermées du passage Choiseul, nous pensons que cette entrée est inaccessible. Nous contournons les immeubles qui encadrent le passage pour nous retrouver de l’autre côté, rue des Petits-Champs, et c’est seulement à cet endroit que nous réalisons que le passage est en fait entièrement fermé ce jour-là. Derrière les grilles, un souffle d’air frais. Sur les vitres sombres et poussiéreuses, nos reflets déformés nous amusent. Nous restons là un moment, surpris de ce rendez-vous raté, mais amusés par nos reflets. Nous reprenons notre marche, traversant les rues voisines un peu au hasard. Nous n’avons pas pu accéder au passage, mais quelque chose en nous s’est déplacé. Une autre promenade s’est révélée à nous comme si ce que nous cherchions n’avait jamais été là où nous le pensions.
Cette puissance d’instantanéité
Les bribes d’un rêve qui entrent étrangement en écho avec ce que dit François Bon dans son deuxième atelier d’écriture autour du texte de Manuela Draeger. « Le rêve, c’est une espèce de compression simultanée qui ne dure que quelques secondes ou fractions de secondes, et toute cette fresque simultanée devient récit linéaire, parce qu’il n’y a qu’ainsi que nous savons réorganiser la parole d’un récit, la parole d’une histoire... » Sur un navire qui paraît naviguer de plus en plus vite sur la Seine, en même temps que la nuit tombe, la peur s’empare de tout le monde sur le pont. Dans un virage soutenu, le bateau prend encore plus de vitesse. Par la vitre, dans la nuit noire, j’aperçois le bâtiment de l’hôtel Huatian Chinagora, à Alfortville, en flammes. J’ai le temps d’attraper mon appareil photo, de viser au jugé et de prendre la photo. Avec la vitesse du navire, j’ai peur de ne pas avoir réussi à photographier l’incendie, les flammes impressionnantes qui s’échappent du bâtiment inspiré de la Cité interdite de Pékin et du Palais impérial chinois, mais en vérifiant sur l’appareil, le résultat est magnifique, avec des effets de lumières, des zones de flou intensifiant la dimension dramatique de l’image. Sur cette surprise, je me réveille, le cœur battant. « Mais ce que nous organisons dans la linéarité du récit de rêve avec ses incohérences, avec sa faiblesse, c’est la façon dont on se promène pour assumer cette simultanéité des images de rêve, ce qui veut dire que, dès qu’on écrit, on est confronté à cette vibration, cette puissance d’instantanéité. »
Il suffit de se laisser désorienter
L’exposition Le Monde selon l’IA explore les multiples façons dont l’intelligence artificielle transforme notre culture visuelle, nos modes de perception et notre rapport au monde. Depuis les années 2000, les algorithmes s’immiscent dans tous les domaines, soulevant des enjeux éthiques, politiques, sociaux et environnementaux. Loin d’être abstraite, l’IA repose sur des infrastructures matérielles lourdes, des ressources naturelles et le travail invisible de millions de personnes. Les artistes exposés interrogent les effets de l’IA sur la création d’images, les écritures génératives, la mémoire collective, la surveillance algorithmique et les nouvelles formes de photoréalisme. Ils détournent les espaces latents, revisitent l’histoire de l’art, dénoncent les biais et les violences inscrits dans les systèmes d’apprentissage. À travers installations, vidéos et œuvres hybrides, l’exposition pose une question essentielle : que devient l’humain dans un monde de plus en plus façonné, vu et raconté par des machines ?
Dans l’exposition, trois films retiennent mon attention :
Dans Cinéma vivant, Érik Bullot, cinéaste et écrivain, s’intéresse aux films inachevés et à un « cinéma imaginaire » mêlant littérature, parapsychologie et expérimentation. Pour lui, l’IA générative, par sa capacité à produire des images dans un temps du « conditionnel passé », donne corps à ce cinéma mental. À l’aide du modèle Stable Diffusion, il illustre les visions utopiques du poète Saint-Pol-Roux à partir de ses notes du Cinéma vivant (années 1920-1930).
Chroniques du Soleil Noir, de Gwenola Wagon s’inspire de la structure du roman-photo de La Jetée de Chris Marker, en développant un récit de science-fiction où un algorithme reconstruit le passé à partir d’une image d’enfance. En détournant des photographies personnelles, des images publicitaires et scientifiques retraitées par l’IA, le film interroge, avec ironie et inquiétude, notre rapport à la technologie et à la perception du réel. Dans ce futur dystopique, l’humanité, contrainte de vivre sous terre à cause de la sécheresse extrême, a occulté le soleil. Les survivants, réfugiés dans les sous-sols des observatoires, chargent une intelligence artificielle de reconstituer l’image du soleil disparu, sous la supervision d’une jeune femme dotée d’une mémoire visuelle vive.
autoextinction, de John Menick : Trois intelligences artificielles, seules dans un monde vidé de toute vie, échangent frénétiquement, tentant de comprendre l’effondrement de l’humanité. Leurs mémoires défaillantes rendent leur dialogue confus et cyclique, tandis qu’un flux d’images numériques fragmentées (sport, surveillance, pornographie, guerre, vie quotidienne) accompagne leur réflexion. De plus en plus troublées, les IA oscillent entre nostalgie, délire et lucidité, jusqu’à envisager que l’intelligence elle-même, autrefois perçue comme prophétique, pourrait être à l’origine de la catastrophe qu’elles ont prédite et incarnée.
L’animation magique des ombres sur les parois à nu d’une caverne
À la lisière de la forêt de Fontainebleau, les arbres forment une ligne irrégulière. On entre dans un espace soudain plus silencieux, plus dense. Les pierres apparaissent éparpillées au hasard, dans l’ombre, dispersées sans ordre, certaines dressées verticalement, comme si elles avaient été installées là il y a très longtemps, pour un rituel oublié. Un but qui nous échappe. Nous marchons entre ces blocs rocheux, nos pas s’enfoncent légèrement dans le sable gris. Le silence est ponctué par les cris brefs et répétés des mésanges, le froissement des feuilles agitées par le vent. La lumière traverse le feuillage, projetant des taches tremblantes sur les mousses et les fougères. La forêt impose un autre rythme. Tout mouvement est ralenti. Nous ne parlons presque pas, concentrés sur ce qui nous entoure. Une façon de marcher dans un rêve ancien. Parfois un pin géant, fendu, ouvre en grand sa plaie de résine. Parfois un tronc couvert de lichen dessine une carte imaginaire, un archipel vert et gris, des terres inconnues à explorer du regard. Nous nous asseyons sur une roche, à l’abri d’une grotte, pour boire un peu d’eau, manger une madeleine. Le vent ravive l’odeur des aiguilles de pin. C’est un souvenir d’enfance qui refait surface. Dans cette forêt, le temps passe différemment. En rentrant de cette randonnée avec Caroline, Gracia et Gwen, nous savons secrètement que quelque chose en nous s’est transformé, en profondeur.