Dimanche 30 novembre 2025
La tentative d’un monde
Contacts successifs #131

La proximité, son paradoxe

Je viens de lire le roman de Daniel Bourrion, Le Pays dont tu as marché la terre. Je pense à la maison de Stephan Ménard, à celle de Maryse et de ses enfants, ce lieu refermé sur lui-même après la disparition trop précoce de leur mère. Ils y avaient vécu en vase clos, chacun tournant en rond autour de son chagrin, et lorsque leur père, gros fumeur, mourut à son tour, ils restèrent là, dans l’héritage de ces murs, comme si le monde extérieur n’avait plus d’usage. Le mercredi matin, quand nous n’avions pas école, je passais chez Stephan, et ce qui m’y fascinait, c’était ce désordre sans fond, cette façon qu’avait la maison de ne rien exiger, de laisser tout à sa place de chaos : le sol couvert de poils de chien, la poussière incrustée dans les meubles, la terre séchée sur les carreaux, les restes du petit déjeuner abandonnés sur la table, tartines entamées, poudre de cacao répandue, flaques de lait figées, comme si quelqu’un avait quitté la pièce à la hâte sans plus jamais y revenir. Chaque pièce semblait prolonger la chambre de Stephan, devenue le centre du monde, et l’ensemble de la maison s’offrait comme un territoire de jeu permanent, une cabane géante où rien n’était sacré, où rien ne devait être rangé. Après la mort de Marise, cet état devint la normalité : les frères vivaient nuit et jour devant les jeux vidéo, les conversations captées sur des forums lointains, tandis que le père, muré dans sa mélancolie, fumait sans relâche, enchaînant les verres de whisky pour tenter d’oublier ce qui l’avait brisé. Les rares fois où j’entrais chez eux, je retrouvais la même odeur stagnante que dans la maison mitoyenne de la mienne : une atmosphère saturée de fumée, rideau jaune collant aux rideaux et aux murs, air vicié qu’aucune fenêtre n’aurait su dissiper, une maison où l’on respirait difficilement, comme si la mémoire même des lieux s’était épaissie. Tout semblait suspendu, figé dans ce brouillard, et pourtant, au milieu de ce désordre, quelque chose tenait encore debout : une enfance qui essayait tant bien que mal de continuer.

Place de la République, Paris 10ème, 16 novembre 2025

La forme d’un récit

Ça sent le livre qui fait écrire. Ahn Mat me laisse ce message amical sur la vidéo de ma lecture d’un extrait de mon texte Rien que les heures à paraître le 13 mai aux éditions JOU et dont la souscription pour l’aide à sa publication se termine la semaine prochaine. Mais au fond, c’est quoi un livre qui fait écrire ? Pour animer régulièrement des ateliers d’écriture, et plus récemment des formations aux ateliers d’écriture en bibliothèque, je reviens dans ce cadre sur ce qu’est un déclencheur d’écriture afin de permettre aux participants d’être en capacité d’en dénicher dans les livres qu’ils lisent. Pour résumer, c’est l’association d’un thème, d’un sujet, avec une forme ou une structure particulière. Je n’ai pas pensé à cette dimension de mon livre en l’écrivant, mais je sais que sa structure, assez particulière, avec sa suite de scènes se déroulant en même temps dans différents lieux du monde le même jour, s’apparente à une écriture sous contrainte, permet d’accéder à des idées inattendues et des formes nouvelles.

Injonctions contradictoires

Je peine à comprendre la logique qui pousse un employeur à autoriser l’usage des outils d’intelligence artificielle générative tout en prescrivant d’emblée lequel utiliser, au nom d’une supposée sécurité accrue. Comme si légitimer l’outil suffisait à en maîtriser les risques. L’exigence de passer par un service propulsé par Microsoft s’inscrit pourtant dans un écosystème qui impose régulièrement ses mises à jour, ses dépendances, ses changements de système d’exploitation, laissant entendre que les usages professionnels devront s’y adapter, qu’on le veuille ou non. Dans la lettre accompagnant cette généralisation, on lit un mélange étrange d’encouragement et de mise en garde : utilisez ces outils, mais prudemment ; profitez-en, mais soyez raisonnables ; tenez compte de leur impact climatique, mais sans jamais évoquer les conditions humaines et matérielles de leur production. On recommande la vigilance sans fournir de mode d’emploi, comme si la maîtrise de ces technologies allait de soi. Les injonctions contradictoires se poursuivent : d’un côté, on vante les « potentialités » de l’IA ; de l’autre, on invite à vérifier, avant toute utilisation, si un moteur de recherche classique ou un outil métier ne suffirait pas. On affirme même que, pour obtenir une information fiable, vérifiable, factuelle, les bases professionnelles restent plus pertinentes, et moins énergivores, qu’une conversation avec un modèle linguistique. Dès lors, à quoi sert cet outil ? À « structurer une pensée », « formuler une hypothèse », « résumer », « produire une version initiale » d’un texte. Une aide à l’écriture, donc, mais dont le statut demeure flou, surtout dans un environnement où la rigueur documentaire, la traçabilité des sources et l’éthique de l’information sont des fondements professionnels. Dans les bibliothèques, où l’attention au vrai, au vérifiable, au transmissible constitue une exigence quotidienne, l’introduction de ces outils devrait s’accompagner d’un véritable travail de formation, de réflexion collective, d’encadrement lucide. Or la charte informatique récemment soumise au vote, censée guider ces usages, a été adoptée mais sans véritable réflexion ou remise en cause (11 voix pour, 4 abstentions). L’enjeu dépasse la technique : il interroge notre rapport à la médiation, à la confiance, à la pensée elle-même. L’IA peut être un outil utile, mais elle n’est pas un chemin déjà tracé. Elle exige que nous gardions, plus que jamais, le sens critique qui fonde le cœur de nos métiers.

Rue du Faubourg Saint-Martin, Paris 10ème, 15 mai 2020

Jour de fête

Il y a des journées en bibliothèque qui surprennent par la variété des actions culturelles mises en place. Cet après-midi, nous recevions Jean-Carl Feldis, musicien, compositeur et bruiteur, qui a présenté, à la quarantaine d’inscrits présents, comment sonoriser un film, à partir de bruitages, en créant simultanément les voix, les sons d’ambiances, la musique. Il est intervenu il y a plus de dix ans pour un atelier de création à l’Astrolabe de Melun, sa ville de naissance, pour créer en direct, avec le public de la médiathèque, la bande son du Voyage dans la Lune de Georges Méliès. Avec toujours la même énergie débordante et l’humour ravageur. Et ce soir, j’ai assisté à la médiathèque Françoise Sagan à la restitution des trois ateliers d’écriture animés par Arno Bertina dans les trois bibliothèques du 10ᵉ, car j’avais participé il y a quelques semaines à la mise en place de la partie vidéo de cette soirée. Son dispositif consistait en un triptyque de trois lectures par les participantes autour de l’objet sur lequel elles avaient écrit durant l’atelier, une première lecture sur scène suivie des deux autres au format vidéo, sur un écran partagé en deux où d’un côté on assistait à la lecture de la personne pendant que sur l’autre versant vidéo elle écoutait sa lecture, et inversement pour la troisième lecture. Une soirée chargée en émotion.

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