Dimanche 20 juillet 2025
La couleur n’efface pas les fantômes
Contacts successifs #112

Motus et bouche cousue

Cette femme se tient immobile, seule au milieu de l’escalier en bois de la gare du RER E à Saint-Lazare. C’est la foule des grands jours. De nombreuses personnes vont et viennent autour d’elle. Aux retours de week-end prolongé se mêlent ceux de la fin d’une journée de travail. La jeune femme ne bouge pas, imperturbable, on dirait qu’elle ne voit pas ce qui se passe autour d’elle, ne ressent pas toute cette agitation, qu’elle ignore cette présence informe mais constante, bruyante, le mouvement des corps. Certains l’effleurent, d’autres s’écartent en s’approchant d’elle, en la dépassant. Arrêt sur image. Elle tient son smartphone droit devant elle. Elle y lit un message dont je ne saurai jamais rien. Impossible à distance de deviner ce qu’elle peut lire, de comprendre ce qui l’absorbe ainsi, qui accapare toute son attention. Son visage reste impassible, neutre. Elle n’écrit pas, ses doigts crispés sur l’objet. Tout cela ne dure qu’un instant. Je saisis son image au vol. Déjà loin dans les souterrains de la gare.

Promenade Marcel Proust, Cabourg, Normandie, 13 juillet 2025

Choses qui rendent mélancolique

Une femme pleure dans le sas de la bibliothèque. D’où je suis à l’accueil, je ne vois pas la jeune femme, qui est cachée dans le recoin de l’entrée. J’entends seulement ses gémissements à intervalles réguliers, ses hoquets intempestifs. Elle parle avec quelqu’un au téléphone, ses mots sont entrecoupés de larmes et de sanglots. Avec la soufflerie de la porte d’entrée, je ne parviens pas à entendre ce qu’elle dit à son interlocuteur. J’hésite à me lever pour lui venir en aide. Tant qu’elle parle à quelqu’un, l’utilité de ma démarche est incertaine. Au regard des usagers de la bibliothèque qui entrent les uns après les autres, je devine qu’elle s’est recroquevillée dans un coin du sas. À un moment donné, je n’entends plus le son de sa voix. Je me dis que ce serait sans doute le moment opportun pour m’approcher d’elle, voir si elle a besoin d’aide, de réconfort. Elle sort de la bibliothèque précisément à cet instant. Je reste assis à ma place. Elle se ravise finalement, revient sur ses pas pour remonter dans l’espace de travail situé au deuxième étage où elle vient chaque jour travailler. Ses yeux rougis par les pleurs, l’air perdu, attristé. Quelques minutes plus tard, elle sort de la bibliothèque. Je suis particulièrement touché par l’émotion de cette jeune femme. En ce moment, je n’arrête pas d’apercevoir dans la rue des femmes qui pleurent.

Le fascisme de la fin des temps

Dans leur article, La montée du fascisme de la fin des temps, publié dans une traduction en français sur Terrestre, Naomi Klein et Astra Taylor rappellent que depuis quelques années, un courant radical mêlant ultra-richesse, techno-libertarianisme et idéologie survivaliste se développe à grande échelle. Des figures comme Peter Thiel ou Marc Andreessen défendent la création de « cités-États privées » : des enclaves ultra-sécurisées, parfois construites sur des îles artificielles ou des territoires extraterritoriaux comme Próspera au Honduras, pour échapper aux impôts et aux régulations démocratiques. Soutenus par des personnalités politiques comme Donald Trump, qui a relancé l’idée de « villes libres » sur des terres fédérales, ces projets se heurtent pourtant à la réticence d’une partie des ultra-riches à s’exiler sur des plates-formes flottantes. Leur ambition reste pourtant intacte : remodeler le monde en zones hypercapitalistes, protégées par des mercenaires et des IA, et financées par la cryptomonnaie. Cette vision se nourrit d’une lecture tronquée de la pensée de Hirschman : le « droit à l’exit », soit le retrait pur et simple de toute solidarité citoyenne. En s’appuyant sur le chaos climatique, les chocs sanitaires et la montée des périls géopolitiques, ces élites transforment leurs fiefs en capsules de sauvetage fortifiées. Le survivalisme de luxe devient le miroir d’un « nationalisme bunkerisé » qui, côté masses, prospère à coups de murs, de camps et de discours suprémacistes. Ces deux tendances, apparemment contradictoires, convergent vers une même vision : une humanité fragmentée, où une minorité ultra-privilégiée survit au désastre qu’elle alimente. Cette logique est désormais dopée par l’alliance toxique entre tech bros, courants théocratiques et extrême droite trumpiste. Des figures comme J.D. Vance invoquent l’« ordre de l’amour » pour justifier le repli sur soi, excluant toute solidarité au-delà de sa famille ou de son pays. À la Silicon Valley, l’obsession transhumaniste et l’« accélérationnisme efficace » poussent à sacrifier le monde vivant pour bâtir une « arche numérique » insatiable en énergie. Des milliardaires comme Elon Musk ou Peter Thiel prophétisent l’effondrement et le préparent activement, tout en vilipendant la régulation climatique et en diabolisant Greta Thunberg. Face à cette fuite hors du réel, l’article appelle à défendre un récit contraire, inspiré du « Doikayt » ou des cosmologies autochtones : rester ici, ancrés dans l’interdépendance et la solidarité, pour contrer cette vision génocidaire. Résister au « fascisme de la fin des temps » exige de réaffirmer notre fidélité au monde vivant et aux liens qui nous unissent, afin de survivre collectivement sans abandonner personne à la marge.

Carolles-Plage, Normandie, 16 août 2019

Ce que la danse peut faire naître en nous

Sous la verrière du Grand Palais à Paris, onze danseurs professionnels, deux cents amateurs, tous s’échauffent ensemble, dans une cacophonie libératrice. Au centre de la piste, Boris Charmatz, danseur et chorégraphe à l’origine du projet, évoque « une ruche pédagogique, une sorte de pédagogie du chaos ». L’atelier devient œuvre, la répétition devient danse. Tout s’invente en temps réel. Charmatz interrompt, redistribue, relance. La musique change. Le flux continue. La foule se mêle aux danseurs aguerris. Des cercles surgissent, s’imbriquent, s’effacent. Les danseurs évoluent en rythme, se croisent, se frôlent. Les corps se cherchent, s’effleurent, entrent dans la ronde. Des trajectoires s’entrelacent, dessinent une cartographie mouvante et circulaire. L’espace ondule. La lumière du jour cède lentement à celle des projecteurs. La nuit enveloppe cette fresque vivante et mouvante, ce paysage humain en perpétuelle recomposition. Plus de lignes, plus de centre. Tout se transforme. Rythmes fragmentés, silences tendus. Petit à petit, le groupe se rassemble. Les gestes s’aiguisent, se délient. Dans le désordre apparent surgit une forme, une ferveur, un souffle commun. Des duos entrelacés progressent au ralenti dans la masse des corps qui s’agitent. Un élan collectif émerge, soulevé par l’étude révolutionnaire d’Isadora Duncan, l’un des fils rouges de ce chaos organisé. Chacun porte avec son corps des fragments d’histoires à partager, du plus resserré dans l’espace au plus vaste, du plus tranquille au plus pressé, celle d’une trajectoire de l’intime au collectif. Geste après geste. Boucle après boucle. Recommencer, encore et toujours. Cercles, c’est un mouvement du corps qui prend forme et devient danse, et chorégraphie dans la répétition. Une danse qui donne envie d’entrer dans la danse.

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