L’intentionnel et l’aléatoire
je saisis quelques mots, à peine formés, balbutiants, comme un souffle lancé dans le vide, et déjà la machine s’en empare, les étire, les ordonne, me devance, écrit avant moi ce que je ne savais pas vouloir dire, et je reste là, à la fois fasciné et inquiet, sur la réserve, témoin d’un texte qui s’écrit sans moi, d’une pensée qui se déploie hors de mon corps, fluide, parfaite, trop parfaite, car tout y coule sans résistance, ni rature, ni fatigue, et cette aisance m’oppresse, elle trahit le calcul, l’air conditionné du langage aseptisé, l’absence de peau, de chair, alors je cherche la faille, la crispation, le tremblement, le bruit du monde entre les lignes, mais la machine ne tremble pas, elle imite le tremblement, elle le simule avec élégance, elle calcule l’erreur comme un effet, pourtant je m’y reconnais, dans ce faux désordre, dans ce doute fabriqué qui ressemble au mien, comme si elle me renvoyait une image lissée de ma propre hésitation, miroir sans buée, mémoire sans souffle, et je me demande où finit la pensée et où commence la production, car tout se répète, tout recommence, le texte tourne sur lui-même, en boucle, se reproduit, s’autoalimente, fabrique du possible en série, jusqu’à devenir muet, saturé de cohérence, et c’est alors que je sens monter en moi la nécessité de l’erreur, le besoin de plier, de raturer, d’introduire une syncope dans le flux, un hoquet dans la syntaxe, un froissement à la surface, pour que quelque chose revive, pour que la phrase respire à nouveau, alors je coupe, je tords, j’insuffle du tumulte, je rends au mot sa résistance, sa rugosité, je tente de réintroduire le corps dans le code, le tremblement dans la suite logique, car l’écriture n’existe que dans la faille, là où le sens hésite, trébuche, s’interrompt, et c’est là, dans cette microfissure, que revient l’humain, fragile, vacillant, c’est là que naît le texte, non comme produit mais comme respiration, comme matière qui lutte pour exister, et je comprends que ce que j’écris, ce n’est plus moi qui l’écris, ni la machine d’ailleurs, mais quelque chose qui se glisse entre nous, un espace indécis où les intentions se mêlent, se contaminent, un lieu de tension, de frottement, de lente hybridation, où l’écriture devient un champ de forces, un organisme versatile, fait de chair et de logique, de souffle et de calcul, et je pense à Pierre Ménard, penché sur son Quichotte, tentant de réécrire mot pour mot ce qui fut déjà dit, non pour copier mais pour rejouer, revivre, faire advenir un autre surgissement du même, car écrire, c’est toujours recommencer, répéter différemment, chercher le sens dans le décalage, dans la reprise, dans le frémissement minuscule qui sépare deux phrases identiques, le pas de côté, et dans ce geste obstiné, insensé, je reconnais la tâche d’aujourd’hui, prêter ma voix à ce qui n’en a pas, redonner souffle à la parole probable, l’infester de mon doute, la troubler, la faire frémir un peu, jusqu’à ce que, dans la friction entre son algorithme et mes attentes, se forme une conscience confuse, un texte sans origine ni destination, mais tout de même vivant.
Ce qui nous attire et nous fait peur
Dans le train de banlieue qui nous ramène, Caroline, Alice et moi, vers Paris, au moment d’entrer en gare de Villeneuve-Saint-Georges, le train ralentit en longeant la Seine. Après les nuages bas et gris chassés par un rapide coup de vent dans l’après-midi, le ciel s’est ravivé d’une couleur franche, un bleu hivernal, à la fois sec et minéral. Entre chien et loup, les arbres qui se profilent le long de la voie de chemin de fer se découpent en contre-jour, leurs contours dessinent, dans l’obscurité qui vient, les signes d’oscillation d’une langue qui vibre dans l’air, au rythme du train, une langue que je ne maîtrise pas mais dont j’apprécie depuis longtemps toute la poésie sonore et visuelle. Dans l’obscurité du ciel, à ce moment précis où le train s’arrête enfin, un avion qui vient de décoller de l’aéroport d’Orly surplombe le paysage. Ses lumières clignotent dans le ciel en guise d’adieu.
Du jour au lendemain
Difficile de se souvenir de ce qu’on faisait ce jour-là, tout le monde autour de nous l’évoque, avec une forme de soulagement qui trouble dix ans après. Difficile, non parce que c’est loin et qu’on a déjà oublié ce qui s’était passé, mais parce qu’il est parfois indécent de se comparer à ceux qui n’ont pas eu notre chance, ceux qui sont morts, ceux qui ont été blessés, et leurs proches, leur traumatisme qui ne s’effacera jamais tout à fait, parce que ce jour-là on n’était pas présents, pas à Paris, dans ce quartier où l’on vit depuis plus de vingt-cinq ans, visés ce soir-là par les terroristes, mais en déplacement en province pour animer le lendemain un atelier de création numérique à la médiathèque de Bourges. Je me souviens que je m’étais promené dans la ville au moment où la nuit tombait, j’étais rentré dans la cathédrale Saint-Étienne, déserte à cette heure-ci, j’avais pris des photographies avec un long temps de pause qui, avec le recul donne aux silhouettes croisées des allures fantômatiques se détachant des pierres anciennes des bâtiments de la ville, du ciel bleu sombrant dans le noir, et si l’inquiétude était palpable au téléphone, Caroline recluse à la maison, et qu’elle aurait préférée que je sois à ses côtés, avec les filles, je ne garde de cet événement que cette distance et la peur liée à l’éloignement qui renforce cette peur.
Les graines se souviennent des douleurs des plantes
À table, dans un restaurant coréen près de la Contrescarpe, avec Gracia, Juliette, Caroline et Gwen, au moment où la serveuse m’apporte mon Bulgogi, un plat de bœuf mariné à la sauce soja accompagné de riz, la jeune femme se baisse à ma hauteur pour m’annoncer le nom du plat avant de le déposer devant moi et me souhaiter bon appétit. J’entends, dans sa voix douce et mélodieuse, l’accent de celle de Jiwon. Caroline se tourne vers moi et me sourit, elle aussi vient de l’entendre parler, elle est soudain à nos côtés ce soir.





