Dimanche 20 avril 2025
Du signe de l’éclair
Contacts successifs #99

Autre chose que l’espace réel

Toute sa vie, Matisse a cherché à échapper aux limites du monde visible. Grâce à ses papiers gouachés découpés, il invente une manière nouvelle de créer, un art qui s’émancipe des cadres, où la couleur devient un espace libre, sans contours ni limites. Dans ces compositions pleines de légèreté, la gouache pure déborde des formes, efface les frontières et s’étire, comme un écho au ciel qu’il observait, ce ciel méditerranéen, immense et baigné de lumière, qui imprègne toute son œuvre. Aragon l’avait bien perçu, en donnant à l’un de ses chapitres le titre Le ciel découpé : comme si Matisse, armé de ses ciseaux, découpait lui-même un fragment du ciel. [1] Découper, chez lui, n’est pas seulement un geste : c’est une rencontre directe entre le trait et la couleur, une union sans détour. Avant toute figure, la teinte se pose, pleine et vivante, puis la main découpe, sculpte la lumière dans la matière même. Chaque forme naît libre, circule, se cherche, jusqu’à trouver sa juste place sur la surface, comme un fragment d’univers en équilibre. Entre vide et plein, entre couleur et contour, Matisse invente un espace nouveau, un langage fait de masses mobiles et de rythmes suspendus. Souvent, le bleu domine, vaste comme le ciel, profond comme l’air. Le découpage va droit au cœur de la couleur. Matisse dessine sans détour avec une paire de ciseaux, déployant des formes simples et pleines, qu’il dispose sur la toile comme des notes sur une partition. Matisse ne crée pas à partir de rien. Ses papiers découpés en portent la trace.

Rue des Écluses Saint-Martin, Paris 10ème, 7 avril 2025

Animer est un autre des verbes d’aimer

À chaque fois que Nina nous fait visiter son école, la Villa Arson à Nice, où elle termine sa cinquième année afin d’obtenir en juin son diplôme, elle le fait au pas de course. Un peu gênée par notre présence en ces lieux. C’est vrai que nous y sommes venus le plus souvent lorsque l’école était fermée, croisant quelques rares étudiants cherchant à terminer un travail, à rattraper un retard dans leur recherche, l’air fatigué, les traits tirés. Cette visite éclair me pince le cœur à chaque fois, mais je comprends la réaction de ma fille. J’imagine que je n’aurais pas été très enclin à faire visiter les couloirs de Saint-Charles à mes parents lorsque j’étais étudiant en cinéma à Paris. Je ne peux pas m’empêcher cependant de me projeter dans ce lieu comme si j’avais pu y être étudiant. J’aimerais y travailler, pour y animer par exemple un workshop, comme le fait régulièrement mon ami Arnold Pasquier qui travaille à l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Belleville, invité par la Villa Arson. C’est un lieu magnifique.

Personne ici n’est personne

L’artiste Trevor Paglen affirme dans le New Inquiry : « Ce qui est vraiment révolutionnaire dans l’avènement des images numériques, c’est qu’elles sont fondamentalement lisibles par des machines. » [2] Le site They See Your Photos propose d’importer une photographie individuelle ou collective sur laquelle vous apparaissez, « pour voir ce qu’il est possible de déduire à votre sujet à partir d’une seule photo » via le traitement de cette image par le service Google Vision. Au lieu d’essayer avec ses propres images qui seront téléchargées pour être transmises à Google par l’intermédiaire de Cloudflare pour le traitement de l’intelligence artificielle, il vaut mieux tester le site avec des images extérieures. Pour ma part, j’ai essayé avec des images provenant de films. Quelle que soit l’image analysée, sa description suit une mécanique immuable en plusieurs étapes. D’abord, une estimation de l’âge de la personne, un aperçu rapide du décor où la photo a été prise, puis une localisation approximative, souvent correcte pour le pays, nettement plus floue pour la ville. La mention du genre, quant à elle, reste soigneusement évitée. L’algorithme tente de cerner l’origine ethnique, dévoilant aussitôt son prisme américain. Des suppositions sur le revenu, la foi et les opinions politiques. Des hypothèses sur les loisirs et les faiblesses, entre addictions numériques et comportements risqués. Enfin, un profil psychologique sommaire ouvre la voie vers l’essentiel : vous transformer en consommateur ciblé, avec une liste d’objets sur mesure. Ce qui retient surtout l’attention, ce sont moins les prouesses annoncées que les nombreuses erreurs produites par ces systèmes, pourtant déjà largement intégrés aux choix qui orientent des secteurs essentiels comme la justice, la médecine, les assurances, l’enseignement, la gestion des routes, le marché immobilier ou les forces de l’ordre.

Boulevard de la Villette, Paris 19ème, 21 octobre 2021

Une certaine distance

L’appartement que nous louons à Marseille est situé à la pointe du cours Julien, à l’angle de la rue des Trois-Frères-Barthélémy et de la place Paul-Cézanne. Au 5ᵉ étage, un étroit balcon file tout autour de l’appartement. Du côté du salon et d’une des chambres, nous apercevons le clocher de l’église Notre-Dame du Mont. Au loin apparaît la structure blanche du Vélodrome. Du côté de la seconde chambre, de la salle de bain et de la cuisine, le panorama s’ouvre sur Notre-Dame de la Garde, le Pharo, le Vieux-Port et la mer. À notre arrivée, un épisode de mistral m’a empêché de rester très longtemps sur le balcon. J’avais peur de tomber, pris de vertige. Les jours suivants, le vent ayant disparu, je me suis mis à observer les passants en contrebas. Les entrées dans la station de métro Notre-Dame du Mont. La traversée au passage piéton. Les discussions sur la place. Les amis qui se retrouvent en terrasse des cafés. Depuis ce point de vue surplombant tout le quartier à perte de vue, j’observe le panorama de la ville qui s’est reconstruite sur elle-même au fil des époques, et dont l’urbanisme se caractérise par une cohabitation d’édifices aux styles architecturaux de différentes époques (immeuble haussmannien, Art nouveau, immeuble traditionnel marseillais).

[1Louis Aragon, Henri Matisse, Roman, tome II, Gallimard, 1971

[2« What’s truly revolutionary about the advent of digital images is the fact that they are fundamentally machine-readable : they can only be seen by humans in special circumstances and for short periods of time. ».

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