
Excès de signes et vacarme continu
Le véritable danger, c’est la douceur du confort, cette anesthésie lente qui distrait notre vigilance. Ce n’est pas que tout soit perdu, c’est pire, nous sommes persuadés qu’il n’y a plus rien à perdre. Alors, il faut rouvrir les yeux. Nommer ce qui nous étouffe, nous entrave, déplier les récits qui nous sont tendus comme des évidences, retrouver la nervure du doute. Penser dans l’instant, comprendre ce qui nous arrive au moment où cela nous traverse. C’est un exercice périlleux, mais nécessaire. La première lutte est celle de l’attention, il faut impérativement refuser d’être saturés jusqu’à l’asphyxie. Reprendre le dessus. Ne plus se laisser dicter sa conduite par les autres, sous le flux des informations et des injonctions. Sortir et souffler un peu. Regarder les autres à la lumière du jour. Retrouver le poids des corps, la densité du dehors. C’est là, dans la rencontre et la friction, que l’on sauve le monde d’une absorption irrésistible d’un état latent. Réinvestir l’intime aussi, car l’intime échappe encore aux logiques de contrôle. La poésie n’est pas un luxe, c’est une arme secrète. La résistance commence dans la reconquête des sens, contre ce confort invisible qui voudrait nous endormir.
Un événement, un avènement
À Paris, dans le 19ᵉ arrondissement, j’ai déjà emprunté plusieurs fois la rue de la Fraternité, une rue pavée qui monte légèrement de la place Rhin-et-Danube vers les immeubles de la place des Fêtes qui se profile au loin, avant de se séparer en deux rues, l’une qui part sur la gauche, la rue de l’Égalité, tandis que l’autre, la rue de la Liberté, file dans la direction opposée. Je ne connais pas par contre la rue de la Fraternité à Lyon, mais je découvre par l’intermédiaire d’une publication d’Hubert Bécart sur Mastodon que lorsqu’on se rend dans cette rue en utilisant Google Maps, « on fait une étrange expérience vers un monde parallèle. » À l’intersection d’une rue, une perspective d’immeubles récents se profile de l’autre côté de la route. On dirait le panneau publicitaire d’un promoteur immobilier aux images factices. Dès qu’on avance sur Google Maps, le paysage se transforme radicalement. On se retrouve propulsé, en mai 2008, sur une route isolée, au milieu d’une zone inhabitée, de champs et de voies de circulation, en périphérie urbaine, sans qu’on puisse savoir où cette rue se trouve avec précision. Il est en tous cas peu probable qu’elle se situe à Lyon. Mais où est-on ? Qui pourrait le dire ?
L’arbre qui cache la forêt
Un reportage d’Anne Cantin, accompagné de photographies de Rita Leistner paru dans le Magazine Géo me laisse interdit. Il vante le travail des tree planters, jeunes gens qui plantent jusqu’à 6 000 arbres par jour au Canada. Ce qui m’intrigue ce sont les zones boréales reboisées par ces personnes après les coupes massives des exploitations forestières laissant des zones dévastées aux allures de champs de bataille ou ravagées par un cyclone. Le jour même, je lis ce passage de Métaphysique limousine (Enquête sur l’absence d’origine), de Pierre Magne, récemment paru chez Abrüpt qui critique heureusement cette tendance au reboisement intensif : « Dans les écoles de France, on apprend aux enfants combien il est important de reboiser le pays. Pour cela on leur montre des plaquettes publicitaires où des ingénieurs épanouis plantent des clones d’arbres en rangs serrés, tâchant d’effacer ainsi de leur mémoire le souvenir de ce qu’est une forêt. Protégez les yeux de vos enfants, on veut leur faire des yeux d’apocalypse. »
Au creux du sol
Un jour après avoir vu un film, Viêt and Nam, de Trương Minh Quý, essayer de convoquer toutes les images dont je me souviens, dans l’ordre dans lesquelles elles me reviennent en mémoire. Avant l’histoire c’est souvent une suite d’images qui en dessine la trame. La paume de la main du jeune homme se pose délicatement sur la joue de son compagnon. La surface granuleuse d’une mine de charbon qui ressemble à un ciel de nuit parsemé d’étoiles. Le visage du jeune homme souriant derrière le voile à motif d’une moustiquaire. Sa mère lui fait comprendre qu’elle sait qu’il est homosexuel sans avoir besoin de le lui dire, en proposant simplement que son ami vienne manger le soir même à la maison. Une forte averse de pluie martèle la surface du sol sans parvenir à effacer les traces de pneus dont la boue garde l’empreinte. Deux amis font les fous sur une mobylette qui fonce droit vers la mer. Le soleil dans le ciel à cet instant est rouge et se reflète en se découpant sur les vagues. L’un des deux garçons enlève un morceau de charbon coincé dans l’oreille de l’autre. Laisse la lumière allumée, demande la mère d’une voix douce à son fils, pour que mes rêves soient plus lumineux. Un paysage de jungle sous un ciel voilé. La mère raconte ses rêves avec une précision minutieuse et une émotion dans la voix. Ils lui indiquent l’endroit où est enterré son mari, disparu à la guerre. Des mains se cherchent discrètement sous la table. Un homme épuisé boit une gorgée d’eau à sa gourde avant de se tourner vers son ami pour l’embrasser et étancher ainsi sa soif. Au moment où les personnages s’éloignent du fleuve pour rejoindre la forêt, la lumière se met soudain à nimber tout le paysage. Un conteneur flotte au milieu de l’océan, ressemblant à un navire à la dérive.