
Pendant que meurent les étoiles
Sur son banc au soleil, dans l’une des allées du Jardin des Plantes, une jeune femme brune aux très longs cheveux redressés dans un chignon à la hâte lit un livre dont je ne parviens pas à déchiffrer le titre à distance. L’élégance de son long manteau beige, la forte luminosité sur son visage lui fait froncer les sourcils malgré elle. Une jeune femme aux cheveux bleutés, qui marche bras dessus bras dessous avec son amie, est obligée de se libérer de son étreinte amicale pour prendre en photo un couple de vieilles dames aux cheveux gris discutant sur un banc à quelques mètres d’elles. Une statue de marbre de Jean-Louis Désiré Schroder est recouverte d’une épaisse toile pour la protéger du froid. Sur un petit panneau planté dans la pelouse verte, il est précisé que c’est pour la protéger des intempéries dommageables à sa bonne conversation. Comment s’étonner du titre de cette œuvre ? Science et Mystère. Les premières fleurs sortent de terre. Crocus, lys, pensées.
Avec des doutes autant que rage
Sur la porte du placard, je découvre une étiquette avec le mot placard. Je remarque que cette étiquette a été apposée sur toutes les portes de la salle d’animation. Je me demande qui a bien pu avoir cette étrange idée. Je reviens à ma table de travail, je me rends compte qu’il y a une étiquette Ordinateur. C’est la première fois que j’y prête attention. Les jours suivants, je réalise que tous les meubles, les objets de mon quotidien au travail ont été soigneusement étiquetés. Les bouteilles, les verres, la table, les chaises, dans la cuisine. La table, le téléphone, mon fauteuil, dans le bureau. Je trouve ça tellement surprenant que je n’ose en parler autour de moi, de crainte qu’on me juge intolérant. Il y a forcément une raison pour que cela se produise. Je ne me risquerais pas à être le premier de mes collègues à poser la question, à prendre l’initiative. Pas envie de passer pour le rebelle de l’équipe. L’indépendant, le solitaire. Je ne dis rien, je garde cet étonnement pour moi. Mais au bout de quelques semaines, c’est devenu insupportable. Je remarque que les étiquettes ont encore été changées. Sur ma tasse à café, il y a écrit le mot Douchette. Sur la porte de mon bureau, une rutilante étiquette Fenêtre. Même le clavier de mon ordinateur a été renommé Pluie. J’ignore quoi penser de ce changement radical, cela me trouble profondément. Je n’ose pas enlever les étiquettes, pourtant elles m’empêchent d’accepter les objets qui m’entourent dans mon environnement comme autre chose qu’une incongruité. Entre ce qu’ils sont, ce que je crois de mon point de vue, le nom dont on les a affublés et la réalité de ces objets. Je suis perdu, décontenancé.
La fenêtre devient une porte
C’est l’intérêt de publier ses textes sur le web, les retours des lecteurs nous aident à avancer, leurs compliments nous galvanisent, leurs critiques nous aident à réfléchir, à clarifier notre pensée sur le texte. Sur ma dernière vidéo Chaque fois la fin du monde de la série Images du temps présent, un lecteur me signale que je lis mon texte très rapidement, qu’il aurait aimé des blancs et des silences. Je lui explique que dans cette série accumulative, où chaque phrase provient d’un texte différent, je cherche plutôt l’entrechoquement des phrases comme on frotte deux pierres pour créer des étincelles. Le poème cherche en effet à traduire l’expérience répétée d’une rupture et d’une transformation, d’un détachement du monde, une sensation d’être spectateur face à un chaos imminent. L’écart entre ce qui est dit et ce qui est montré à l’image dans la vidéo, renforce cette impression de décalage. Comment se retrouve-t-on confronté à la difficulté de donner un sens au monde et à sa propre existence ? Cette dissociation laisse des traces. Des éclats tels des éclairs lumineux. L’enchaînement des phrases qui s’entrechoquent confronté à la brièveté de cette vidéo invitent donc, selon moi, à l’écoute en boucle pour faire jaillir ces étincelles de sens.
La perplexité et l’éclatement
Qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que la vérité ? Peut-être que la réalité n’existe pas tant qu’on ne la nomme pas. Peut-être qu’elle se dérobe à chaque nouveau mot. Un mirage stabilisé par l’habitude, un régime de conventions. Les mots que nous utilisons pour la nommer ne sont que des signes flottants, détachés de ce qu’ils désignent. Dire arbre, c’est convoquer un concept, non l’arbre lui-même. De même, une image n’est jamais qu’une interprétation, un filtre posé sur le réel, un cadre qui exclut autant qu’il révèle. Pour autant, jusqu’à présent, nous cherchions à utiliser le langage pour faire commun. À partir du moment où certains cherchent sciemment à détourner les faits, à utiliser un mot pour un autre, en affirmant que chacun a sa vérité, mais qu’aucun ne parvient plus à confondre les malentendus, à rétablir une forme de vérité, tout se disloque. Toute image est une fiction. Toute vérité est une mise en scène. Ce que nous croyons voir, nommer, comprendre n’est qu’un agencement de signes que nous avons appris à accepter comme réel. En changer arbitrairement le sens nous fait perdre nos repères, et nous voilà désarçonnés. Que reste-t-il du réel une fois dépouillé de ses mots et de ses images ? Peut-être un vide. Ou peut-être une vérité insaisissable, toujours en fuite.