Dimanche 23 mars 2025
Dans le monde à l’envers
Contacts successifs #95

Il faudrait commencer par les mots qui terminent

Reflets qui déforment les façades des immeubles, renversent les perspectives, modifiant jusqu’au vertige les dimensions et parfois même la matérialité. Les ombres de leurs silhouettes découpent à l’intérieur de leur vis-à-vis surexposé une trouée sombre qui les transperce. Dans la salle d’un restaurant prestigieux, dont c’est la journée de fermeture, la lumière s’infiltre à l’intérieur, à travers les rideaux pourtant tirés, laissant penser que la salle est animée alors qu’il n’y a aucun client, ni personne en service pour s’occuper d’eux. L’ombre translucide d’un lampadaire flotte sur le mur nu, à côté de son reflet sur la vitre attenante. Une femme à boléro rouge et veste de la même couleur est assise sur un banc, elle se penche pour attraper la lumière. Dans son mouvement, elle tourne le dos à la statue qui la surplombe en se penchant vers elle au risque de perdre l’équilibre. Un bâtiment en verre, installé depuis longtemps au centre de la place du Palais-Royal, se fait oublier avec le temps. Les immeubles alentour donnent l’impression qu’ils l’ont désormais accueilli parmi eux. Ils ne renvoient plus leur image en les diffractant, mais les intègrent généreusement aux siennes. Cela devient difficile de repérer où commence l’un et où l’autre finit. Une statue vue de profil, juchée sur son haut piédestal, ne nous voit pas l’observer regarder les passants en contrebas. Un mur au vent qui, malgré les bourrasques du jour, ne bouge pas quand on essaie d’en filmer le mouvement, seulement quand on éteint la caméra. Dans la vitrine d’un passage couvert, un mannequin dont les mensurations disproportionnées attirent le regard et troublent le désir.

Quai de Valmy, Paris 10ème, 13 mars 2025

L’écriture est un don de soi-même

Je poursuis la formation de mes collègues bibliothécaires du réseau parisien. Ma difficulté est de parvenir à leur faire saisir la dimension créative de ces ateliers. Un atelier d’écriture, ce n’est pas un simple passe-temps, juste un loisir. Ce n’est pas non plus un enseignement. L’écriture créative s’oppose à l’approche scolaire de l’écriture littéraire, basée sur l’analyse et la reproduction des procédés littéraires des auteurs renommés. On a parfois encore du mal en bibliothèque à dissocier le plaisir d’écrire de sa dimension ludique qui cantonne le public dans une consommation passive. Les mots ne sont pas un simple divertissement, ils portent en eux une charge vitale, et l’atelier d’écriture consiste à mettre en mouvement cette transformation, tout en assumant ses limites. Les propositions d’écriture ne sont jamais des sujets de rédaction. On ne cherche pas à faire rédiger les participants, mais à les faire écrire. Il n’est pas question de raconter des histoires ou de chercher l’expression de soi. On laisse cela aux réseaux sociaux qui invitent sans arrêt à s’exprimer. L’essentiel est de passer de l’écriture utilitaire à l’écriture créative. La pratique de l’atelier d’écriture entraîne la découverte et la lecture de textes d’auteurs qui servent de point de départ, d’appui ou de prolongement et visent à inspirer les propositions d’écriture de l’animateur. Des textes susceptibles de déclencher l’écriture parce qu’ils questionnent également celui qui les propose. Faire entendre d’autres voix, des textes inédits. Des sujets qui s’éloignent des manuels ou des programmes scolaires. Transformer le lecteur en écrivant, avec la prise d’initiative que cela comporte. Si la lecture est présente dans l’atelier d’écriture, c’est déjà par celles qu’effectuent les participants de leurs propres textes. La lecture oralisée est aussi une création. Et cela comprend la lecture des textes de tous les participants à l’issue de la phase d’écriture. Une lecture qui n’est pas destinée à décortiquer en détail ni même à analyser en profondeur les textes produits, mais à tirer les fils qui les relient secrètement entre eux, à révéler les échos qui enrichissent leur lecture et renforcent le partage collectif propre aux ateliers. Il faut se mettre en quête de ce que les textes produisent chez chacun, de ce que l’on entend à leur lecture, de ce que l’on ressent. Toucher davantage cette fibre sensible plutôt que solliciter l’intellect.

Est-ce cela que nous voulons ?

Ces bruits subtils qui flottent en arrière-plan d’un espace silencieux que l’on perçoit à peine, pourquoi les nomme-t-on silence ? Le bourdonnement d’un réfrigérateur. Le souffle du vent dans les hautes herbes. Le ronronnement d’un ordinateur. Le roulement assourdi du tonnerre avant l’orage qui s’annonce au loin. Le bruissement des pages d’un livre qu’on feuillette. Le frottement d’un stylo sur le papier. Le murmure d’un néon allumé. Le lointain grondement d’une avenue animée. Le léger craquement d’un parquet sous un pas discret. Le léger vrombissement d’une climatisation. La respiration paisible et régulière d’une personne endormie à ses côtés. Le souffle discret du vent sous une porte. Le grésillement d’un lampadaire dans la nuit. Les pas amortis d’un passant sur un trottoir mouillé. Le murmure d’un ruisseau à peine perceptible. Le bourdonnement d’un insecte lointain. Le cliquetis d’un feu tricolore pour les malvoyants. Le son feutré d’un ascenseur qui s’ouvre doucement. L’écho diffus d’une conversation étouffée derrière un mur. Le vent jouant avec les rideaux d’une fenêtre entrebaîllée. Le silence enneigé, ponctué par la chute d’un flocon sur une surface. Tous ces sons au seuil du silence, bruits ténus qui habitent l’espace sans jamais l’envahir.

Aoyama Dori, Tokyo, Japon, 2 avril 2010

Dépasser la limite propre de la parole

C’est arrivé hier soir, sans prévenir, une douleur intense au ventre, un poids sur la poitrine. J’avais l’impression que j’allais exploser. Je me suis levé de mon fauteuil, tremblant, nauséeux. Je sentais mes jambes fléchir. C’était tout mon corps qui ne tenait plus debout, pris de tremblements, de sueurs froides, d’étourdissements. Je ne pensais qu’à une seule chose, m’asseoir pour éviter de tomber d’un moment à l’autre. Au contact du sol, dans cette position incongrue, un peu de fraîcheur pour me ramener à moi un court instant. La douleur est restée très forte cependant, intenable, faisant pression sur mon ventre gonflé. La violence de mon vomissement m’a surprise et m’a soulagée immédiatement. La douleur a duré toute la nuit, m’obligeant à retourner plusieurs fois aux toilettes. J’ai mal dormi et n’ai pas pu aller travailler aujourd’hui. Quel intérêt d’écrire tout cela ici, je me le demande aussi, tout en me rendant compte que je ne parviens à rien écrire d’autre.

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