Dimanche 9 novembre 2025
Dans la nuit du présent
Contacts successifs #128

Ces apparitions sont si fuyantes

Je la regarde, encore et toujours, comme si à force de fixer sa surface je pouvais m’y dissoudre, m’y fondre, devenir ce tremblement de pierre qui vacille sous la lumière, et tandis que je l’observe elle devient tout ce que je ne saisis pas, un rocher, un visage, une absence, et plus je la contemple plus je sens que quelque chose bascule, se déplace lentement de moi vers elle, de la chair vers la matière, de l’œil vers la nuit, et dans ce passage se loge un espoir dérisoire, celui que la vision me rende autre, me détache de cette peau qui retient, et je voudrais parler, dire ce que je vois, mais les mots viennent comme des pierres mal dégrossies, s’entrechoquant avant de tomber, et dans leur chute se forment des images que je ne reconnais pas, des visages qui se dissolvent, des gestes qui recommencent, tout un monde instable qui gronde sous la paupière, et pourtant je persiste, je continue de regarder, de fixer ce qui m’échappe, car c’est là, dans cette oscillation, dans cette lutte silencieuse entre l’ombre et la lumière, que naissent les images et que je sens, pour un instant, le monde transparaître à travers moi.

Piscine maritime des Auffes, Marseille 7ème, 30 octobre 2025

L’âge de détruire

J’ai rendez-vous à la médiathèque Françoise Sagan pour prêter main-forte à mes collègues en vue d’enregistrer les lectures de certains participants aux ateliers d’écriture d’Arno Bertina dans les bibliothèques du 10ᵉ. Une restitution publique avec ces enregistrements aura lieu le samedi 29 novembre. Alors que nous sommes en train de finaliser le dispositif de captation, caméra vidéo sur pied, micro, éclairage, la personne qui doit lire ce jour-là, une vieille dame pleine d’énergie, s’approche de la scène. Avant qu’Arno lui indique ce qu’il attend d’elle au niveau des textes qu’elle doit lire, la voyant assise sur un fauteuil, je lui précise que pour l’enregistrement il faudra qu’elle se lève, parce que pour la lecture à voix haute il vaut mieux se tenir debout. À ma grande surprise, elle s’emporte et me dit : « Mais pas du tout, on peut très bien lire assis, on peut même lire couché si l’on veut. J’essaie de lui expliquer que pour une question de respiration, c’est mieux de se tenir debout. C’est la position la plus efficace pour la lecture à voix haute, notamment pour libérer la respiration (le diaphragme peut bouger librement), projeter la voix sans tension, maintenir une présence corporelle face au public. Je n’ai pas le temps de lui prodiguer d’autres conseils, pieds écartés de la largeur des épaules, bien ancrés dans le sol, genoux légèrement fléchis (jamais verrouillés), dos droit mais sans raideur, épaules détendues, le texte à hauteur du regard afin d’éviter qu’elle baisse la tête pour ne pas comprimer la gorge, qu’elle s’énerve un peu plus, prétexte qu’elle fait du yoga depuis des années, qu’elle en a assez qu’on lui dise tout le temps ce qu’il faut faire. Je décide de ne pas insister mais elle revient plusieurs fois à la charge, comme si elle voulait avoir le dernier mot. Je ne dis plus rien, ce n’est pas mon atelier. Cependant, je reste persuadé que si elle m’avait écouté, sa lecture aurait été bien meilleure.

Ouverture entre les mondes

J’anime samedi à la bibliothèque un atelier numérique collaboratif. J’ai choisi de montrer comment les moteurs de recherche et les intelligences artificielles génératives reposent sur des logiques radicalement différentes. Le moteur de recherche explore le web, indexe les pages et renvoie vers des sources identifiées et vérifiables. L’IA générative ne cherche pas, elle génère des contenus à partir de modèles statistiques, sans citer de sources. L’émergence de « moteurs de réponse » comme Perplexity AI, combinant moteur de recherche et agent conversationnel, marque un tournant. Les requêtes s’expriment désormais en langage naturel et les résultats prennent la forme de textes synthétiques. Si ces outils séduisent par leur rapidité et leur capacité à contextualiser, ils brouillent la frontière entre recherche d’information et génération de discours. Former les usagers à cette distinction devient essentiel. Comme le précise Anne Cordier dans un article publié dans l’Humanité, « l’usage de l’IA générative nous incite à interroger notre rapport aux sources, à l’information » et à la nécessité d’« exercer notre capacité à penser d’après nous-mêmes ».

Musée du Louvre, Paris 1er, 2 avril 2014

Ce qui reste d’une chose déchirée

Dans le cadre des travaux d’aménagement du canal Saint-Martin, retardés cet été pour un problème administratif, une entreprise a commencé à nettoyer et à déblayer le sol du square des Maures, qui avait été transformé il y a quelques années en parc à chiens Caniparc, dédié aux usagers propriétaires de chiens autorisés non tenus en laisse dans son enceinte, qui a été transféré en face quai de Jemmapes, du côté du Point éphémère avec un équipement adapté aux besoins des maîtres de chiens et pour réduire les nuisances sonores. Le square des Maures va donc être réaménagé et renaturé. [1] Mais cette semaine les ouvriers de l’entreprise Fayole, chargée du terrassement de ce projet, n’ont pas prêté suffisamment attention aux recommandations de la mairie et ont arraché, à l’aide de leurs engins mécaniques, les racines d’ancrage des quatre peupliers. La mairie a dû faire couper, tailler, puis tronçonner ses arbres, qui risquaient de tomber au moindre coup de vent, laissant le jardin nu, et la perspective depuis le pont sur le canal Saint-Martin, déformée. J’avais pris l’habitude, pendant de longs mois, cette année, les travaux sur le pont qui interdisaient l’accès que j’utilise habituellement, de passer du côté du canal et de prendre à chaque fois une photographie depuis cet endroit, toujours avec le même cadre. Je m’aperçois aujourd’hui du changement radical du paysage. Je suis en colère contre l’entreprise qui n’a pas respecté la réglementation et remontée contre la mairie qui ne l’a pas fait respecter au moment opportun, en surveillant les travaux de plus près.

[1La renaturation est un néologisme qui désigne notamment les processus par lesquels les espèces vivantes recolonisent spontanément un milieu ayant subi des perturbations écologiques.

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