Dimanche 30 mars 2025
Cette absence de limite entre la main et la lumière
Contacts successifs #96

La joie démesurée et discrète d’avoir encore connu ça

Peut-être qu’au début ce n’est rien, presque rien. Juste un détail, un léger décalage, à peine perceptible. Un manque insoupçonné. Un événement qui s’est déroulé sans nous, pendant que nous étions retenus, occupés, ailleurs. Une obligation anodine, une contrainte passagère. Ça n’aurait pas dû compter. On se dit que ça n’a pas d’importance, qu’on finira bien par savoir, qu’il suffira d’en parler avec quelqu’un présent sur place, d’en voir quelques images, d’en entendre des échos. Mais vient ensuite cette impression, cette sensation flottante, diffuse, d’un instant manqué qui commence à se refermer, à se figer. Ce moment qui aurait pu être là, dans la mémoire, dans le corps, dans la continuité de ce qu’on vit, reste cependant à distance, opaque, refusant de se fondre dans le reste. Alors on regarde. On écoute. On cherche. On revoit ces images, encore et encore. On interroge ceux qui savent, ceux qui ont vu, ceux qui ont été présents. On tente de reconstruire, de recoller les morceaux, de faire sien ce qui nous échappe. On s’accroche aux bribes. On laisse les mots des autres devenir les nôtres, on absorbe leurs récits, leurs émotions, on se glisse dans leurs descriptions. On croit que ça suffira. Bientôt on pourra se dire qu’on y était. On a compris. On sait. Mais non. Il manque toujours quelque chose. Une sensation, une vibration, un léger frémissement de l’air. Ce petit rien qui fait qu’un instant appartient à celui qui l’a vécu. Alors on insiste, on revoit les images, encore et encore. On les passe en boucle jusqu’à ce qu’elles se fondent dans la trame de nos souvenirs. Jusqu’à ce qu’on ne sache plus très bien si ce que l’on se rappelle vient vraiment de nous ou si c’est un mirage, une illusion fabriquée à force d’y croire. Peut-être qu’à force, on finira par oublier qu’on n’y était pas. Peut-être que le souvenir viendra quand même, à retardement, qu’il prendra sa place parmi les autres, qu’il s’installera comme s’il avait toujours été là. Mais il y a ces instants plus diffus encore, ces moments où l’on est là sans l’être. Le film qu’on regarde distraitement, les paroles qu’on n’entend pas vraiment, la scène qui se déroule mais dont on ne retient presque rien. Ce qui a eu lieu sous nos yeux mais que nous avons laissé filer. Ce qui s’est dit, s’est joué, mais qui ne s’est pas imprimé. On était là, pourtant on est passé à côté. Et plus tard, il ne reste presque plus rien. Des bribes, des images déformées, un sentiment vague de quelque chose qui s’est échappé. On essaie de rattraper, de retrouver ce qui s’est effacé. On demande : qu’est-ce que j’ai manqué ? Qu’est-ce qui s’est dit, qu’est-ce qui s’est passé ? On aimerait que quelqu’un puisse nous redonner un accès à ces instants, qu’ils soient réinjectés en nous comme s’ils ne nous avaient jamais quittés. Il est trop tard, on le sait. Ce qui n’a pas été vécu pleinement reste toujours un peu ailleurs, inaccessible. Il faut l’accepter. Certaines choses nous échappent, certains moments glissent hors de nous et ne reviendront jamais tout à fait. Accepter que l’on peut tenter de les capturer, de les retenir, de les répéter à l’infini, mais qu’ils contiendront toujours cette faille, nous laissant à distance, dans ce flou vague qui rappelle qu’ils ne nous appartiennent pas entièrement.

Chantier, Place du Colonel Fabien, Paris 10ème, 20 mars 2025

Le sourire du temps

On s’éveille, le ciel d’un bleu déjà éclatant. Aujourd’hui, le temps ne presse pas et rien ne pourra gâcher cette journée, pas même les nouvelles du jour. On arrive plus tard au travail, on repartira plus tôt. Un éclat de lumière vibre sur un mur. Un cygne glisse à la surface lisse du canal, ce matin comme ce soir, sa présence souveraine. Un café savouré lentement. La lecture d’un livre. Le plaisir d’un rituel sans nécessité autre que le plaisir. Dans la rue, les visages semblent plus ouverts, lumineux. Une ombre rousse recouvre la rue. La dentelle noire de la structure métallique du pont s’arcboutant au-dessus du canal. La silhouette d’une femme qui prend une photo, portant son téléphone devant son visage comme une prière. Le rire d’une enfant roulant joyeusement sur son vélo, je l’entends dire dans un souffle : Papa, tu peux me pousser ? Quelques mots de Caroline en fin de journée sur son arrivée en Belgique sous soleil radieux avec marches et gourmandises. Tout circule avec justesse. Le soir s’attarde en pente douce.

Conjugaison des conjurations

Humidifier le bout de ses doigts au moment de remonter ses chaussettes sous les talons. Opérer la même suite de gestes pour se laver ou se raser, procéder toujours dans le même ordre, sans savoir ni pourquoi, ni d’où vient ce geste. Fermer les yeux au moment du décollage d’un avion et faire défiler dans sa tête une succession d’images d’explosions, la carlingue qui se déchiquette en altitude, les corps éjectés de l’habitacle avec une violence inouïe. Quand on ouvre à nouveau les yeux, le plus dur est passé, passons à autre chose. Fermer les yeux et soudain rien n’est plus pareil. Ne pas tourner la tête ou baisser les yeux au moment où quelqu’un nous interroge. Regarder droit devant soi, le regard flottant, espérant en vain échapper à la question. Ne jamais éteindre la chaîne Hi-FI avant la fin d’un morceau de musique. Uriner dès que c’est possible, en se souvenant de ce précieux conseil de Jacques Chirac, entendu dans une interview, et dont la sagesse se confirme chaque jour où, contre toute attente, on risque de se retrouver sans la possibilité de le faire. Ne pas utiliser de cartes pour se promener dans une ville qu’on connait déjà mais dont on espère trouver des endroits encore méconnus, et dans celles qu’on visite pour la première fois. S’aider d’un plan dessiné à la main pour mémoriser l’accès aux lieux d’une ville qu’on ne connaît pas. Ne jamais lire un livre sans l’avoir feuilleté au préalable, en lisant la première et la dernière phrase, en survolant le reste. Parler avec les mains tel un moulin à paroles. Demander systématiquement s’il y a quelqu’un à haute voix en entrant dans une pièce sombre, même si l’on est persuadé d’être seul dans l’appartement. Le soir, se coucher sur le côté droit, mais ne jamais s’endormir sans s’être retourné au moins une fois du côté gauche. Retenir sa respiration lorsqu’on croise quelqu’un qui vient d’éternuer quelques mètres avant de nous croiser. Ne jamais descendre un escalier sans penser à la chute, voir la scène en contreplongée, le corps qui roule, la tête qui cogne contre le béton, le craquement au sol de l’os de la cheville. Balancer son corps d’avant en arrière quand on écoute quelqu’un lire son texte à voix haute, une manière d’en accompagner le rythme avec ses mouvements réguliers. Compter jusqu’à trois, mais sauter à deux.

Cité Popincourt, Paris 11ème, 19 mai 2018

Une fiction danse à travers lui qui n’est pas son corps

On ne devrait jamais prévoir à l’avance les événements, les rendez-vous à venir. Tout, toujours, devrait nous arriver par surprise. Pas le temps de penser, d’anticiper ce qu’on va dire, ni de préparer l’enchainement des mots, des phrases. Se laisser envahir par l’étonnement, par l’émotion. Surtout ne pas trop réfléchir en amont. Penser, oui, mais dans le mouvement, pas dans l’attente. S’y jeter à corps perdu. Répondre sans détours. Dans l’instant même de la demande, ce qui survient et nous assaille. Christine Jeanney évoque dans son journal La Belle et la Bête de Cocteau. « On croit aux bouts de ficelle. Et on ne veut pas s’arracher à cette croyance, sinon on aurait la peau en lambeaux. Tout le monde a des raisons d’y croire plus que de raison. » Elle cherche l’antonyme de croire, rejette le verbe douter, préférant plutôt un verbe qui dise perdre foi. Il éclate soudain en moi pour décrire le monde qui nous entoure : désenchanter.

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