
C’est comme ça que ça a commencé
On imagine toujours que l’écriture ne peut être qu’une activité solitaire, que l’auteur doit travailler seul, tout le temps. J’ai toujours apprécié écrire avec d’autres personnes. Je me souviens qu’à mes débuts, j’ai collaboré notamment avec Cécile Portier sur la vidéo d’une lecture croisée, ainsi qu’avec Anne Savelli, avec laquelle j’ai coécrit Laisse venir, édité par La Marelle. La venue amicale de Pascal Jourdana à la Villa Deroze cette semaine nous a permis de nous en souvenir en racontant cette aventure à notre nouvelle co-résidente sud-coréenne Jiwon Lee. D’ailleurs ce partage au cœur des résidences d’écriture est une des originalités du projet de La Marelle, le partage d’un lieu, d’espaces en commun, sur une période donnée et la possibilité de se rencontrer, de se croiser, de partager un repas, de discuter autour d’un verre, sur le travail en cours comme sur les expériences, les lectures, les références et le parcours de vie de chacun.
Porte-nouvelle
Le Moro-sphinx ou Sphinx colibri arrive dans le bourdonnement du jour comme un éclat d’ombre. Suspendu, immobile et vibrant tout à la fois. Ce papillon vole en zigzag et reste suspendu en l’air pour se nourrir. Comme un colibri en vol stationnaire. Il déploie sa trompe, aussi fine qu’un fil, aussi souple qu’une herbe, et la glisse au cœur des fleurs. Il aime les corolles violettes, les bleus fragiles, les pétales blancs. Il rôde sans arrêt autour du massif de plumbago du Cap situé devant la véranda. Il se fige devant la fleur et le temps se fige. Une micro-seconde. À peine le temps de le voir, il est déjà parti, ailleurs. Ses ailes battent à une vitesse effrénée, elles brassent l’air et font trembler la lumière autour de lui. Corps trapu, couleur de pierre, ailes orangées, avec des taches blanches qui scintillent sous l’abdomen. Il ne se pose jamais. Toujours en vol, furetant dans l’air, dans un battement d’ailes continu.
Sous chaque geste une mémoire
Très légèrement décalées ou au contraire totalement superposées, les lignes brouillent les sens. J’ai connu cette hésitation autour de moi, ce tremblement infime qui précède un basculement. Un signe apparaît, une piste s’ouvre, mais en plein dans l’énigme, le récit ne s’énonce pas encore. Il se retient. Tourner sur soi-même pour que le monde devienne flou, comme si le flou révélait une vérité dissimulée derrière la netteté. Ici, c’est une parole entière, encore, toujours, mais dont la densité nous échappe. Sans compter qu’on n’en sait rien soi-même : ce qu’on croit dire, ce qu’on croit tenir se défait à mesure qu’on avance. Ce qui m’intéresse et que je cherche, c’est le moment où une situation se renverse. Ce point infime, imperceptible, où l’équilibre bascule. J’aurais voulu dire ce silence, je ne sais pourquoi : peut-être pour le faire durer, pour en prolonger la texture. Étrangement, il y a quelque chose de l’ordre du palimpseste. Sous chaque phrase, une autre phrase effacée, sous chaque geste, la mémoire d’un mouvement. Nos vies se transforment en trajectoires, mais des trajectoires incertaines, non linéaires. Il existe des résonances communes, des correspondances invisibles entre ceux qui partagent un même espace, même sans le savoir. Pour les saisir, il faut interroger tout autant le passé que le présent, comme on interroge deux voix qui parlent en même temps, avec un léger décalage.
La vie est un plan-séquence
Depuis que je suis arrivé à la Villa Deroze, mes nuits sont emplies de rêves. Des rêves plus incroyables les uns que les autres. À Paris, je me souviens rarement de mes rêves. En essayant de comprendre la raison de ces nombreux rêves, je me demande si le fait que je ne regarde pas la télévision depuis mon arrivée à La Ciotat, comme je le fais très régulièrement à la maison, peut expliquer ce phénomène surprenant. Mais peut-être est-ce également lié à cet endroit à l’histoire incroyable ? La demeure de Gilbert Deroze à La Ciotat s’est transformée dans les années 50 en lieu d’accueil de rencontres artistiques et intellectuelles. En hébergeant notamment les invité·e·s de la maison Rustique Olivette, centre de résidence artistique voisin, fondée par Daniel Guérin, écrivain révolutionnaire français, anticolonialiste, militant pour l’émancipation homosexuelle, théoricien du communisme libertaire, historien et critique d’art. Entre 1954 et 1966, on y retrouve Chester Himes, Paul Celan, Brion Gysin, ou encore le jeune André Schwarz-Bart, qui y écrit son œuvre majeure Le Dernier des Justes. En 1958, alors qu’il voyage en bus entre La Ciotat et Marseille, le poète beat Brion Gysin fait l’expérience, yeux fermés, du soleil filtrant à travers les arbres. Les flashs de lumière brièvement interrompus lui provoquent des hallucinations, d’où surgissent, dit-il, d’éclatantes couleurs. « J’ai eu un déchaînement transcendantal de visions colorées aujourd’hui, dans le bus, en allant à Marseille. Nous roulions sur une longue avenue bordée d’arbres et je fermais les yeux dans le soleil couchant quand un flot irrésistible de dessins de couleurs surnaturelles d’une intense luminosité explosa derrière mes paupières, un kaléidoscope multidimensionnel tourbillonnant à travers l’espace. Je fus balayé hors du temps. Je me trouvais dans un monde infini… La vision cessa brusquement quand nous quittâmes les arbres. » La Dreamachine est un cylindre percé de fentes, avec une ampoule au centre, créée par le scientifique Ian Sommerville, à partir de l’expérience vécue par l’artiste Brion Gysin à La Ciotat. En tournant, la machine fait clignoter la lumière à une fréquence (8 à 13 flashs par seconde) qui détend le cerveau et peut faire apparaître, les yeux fermés, des couleurs, des formes ou même des paysages en trois dimensions. Je prends beaucoup le bus en ce moment. Je me demande si ce papillotement de la lumière ne peut pas aussi expliquer la fréquence de mes rêves.