Dimanche 31 août 2025
Au-delà du seuil la distance
Contacts successifs #118

Maintenant dans l’éclat de l’ici

On quitte le Vieux Port, quinze minutes suffisent pour changer de monde. La navette nous dépose au débarcadère, devant la plage Saint-Pierre, minuscule promesse de bleu et de pins. L’Île Verte respire. Sous le soleil, les sentiers s’enroulent comme des rubans, un parfum de myrte, d’oléastre, de ciste accompagne chaque pas. À travers la pinède, la mer apparaît par éclats, et là, des ruines, des blockhaus éventrés, gardiens muets des guerres passées. Plus loin, trois criques se partagent la lumière : Seynerolles, la Plageolle, Saint-Pierre. Eaux claires, pierres chaudes, calme parfois distrait par le cri des gabians. On marche, on frôle les rochers, on imagine l’enfance du monde. Au large, La Ciotat scintille. Ici, le temps s’étire, aussi doux que le vent sur la peau.

L’île Verte, La Ciotat, 24 août 2025

Ces minutes à répétition

Le film River de Junta Yamaguchi revisite avec ingéniosité le motif de la boucle temporelle popularisée par Un jour sans fin d’Harold Ramis, mais en le réduisant à une durée radicale de deux minutes. Dans le paisible village de Kibune, Mikoto, serveuse dans une auberge, découvre que tout le monde revient sans cesse au même moment après deux minutes écoulées. Les habitants, prisonniers de ce cycle absurde, gardent pourtant la mémoire des boucles et tentent d’en comprendre la cause tout en poursuivant leur quotidien, satisfaire parfaitement leurs clients, malgré le chaos grandissant. Le film joue sur l’humour, l’absurde et la tension collective. Comme dans Beyond the Infinite Two Minutes (le patron d’un café découvre qu’un écran connecté à une autre caméra lui montre des images deux minutes dans le futur, ce qui entraîne avec ses amis une série d’expériences pour déjouer le temps), le cinéaste japonais tourne chaque boucle en plan-séquence, renforçant la sensation d’urgence et de désordre. Si cette expérimentation formelle séduit et conserve une énergie communicative, le récit finit par s’essouffler, les boucles devenant répétitives, le film termine de façon loufoque. Malgré ces limites, River reste une comédie de science-fiction inventive, portée par un esprit de troupe et une réflexion implicite sur le collectif face à l’imprévu.

Dans le lointain du ciel

Chaque fois que j’entends voler un avion de tourisme, j’entends son moteur avant même de parvenir à le repérer dans le ciel. Je perçois ce son de loin, mais sa taille réduite m’empêche de le retrouver tout de suite dans l’immensité du ciel bleu. Je pense systématiquement au film La mort aux trousses d’Alfred Hitchcock. À la scène où Roger Thornhill (interprété par Cary Grant) pense avoir rendez-vous avec l’agent « fantôme » George Kaplan en rase campagne. Le même phénomène se produit lorsque j’aperçois des traînées blanches créées par le passage des avions en vol. Je pense à la théorie conspirationniste des chemtrails qui prétend que certaines de ces traînées de condensation sont composées d’agents chimiques ou biologiques délibérément répandus en haute altitude par diverses agences gouvernementales pour des raisons dissimulées au grand public. Il y a dans ces deux phénomènes, sans lien apparent au premier abord, la trace d’une peur ancienne face à l’inconnu d’une technologie qui nous fascine et nous dépasse.

Mont Saint-Michel, Normandie, 26 avril 2010

L’escalier donne accès à un ailleurs

Écrire des histoires dans des lieux réels, quand on revient dans ces endroits, le lieu nous paraît familier. Notre regard est différent de celui que les autres autour de nous portent sur lui, y compris les habitués. Ce lieu nous appartient en quelque sorte sans que personne ou presque n’en sache rien. En arrivant au pied de l’escalier monumental de la gare de Marseille-Saint-Charles, c’est toujours la même émotion. « L’escalier donne accès à un ailleurs. On y passe d’un endroit à l’autre. Mais c’est déjà ce qui arrive dans le mouvement de gravir les marches. La perspective de l’espace change sous nos pas notre appréhension. Il nous faut sans cesse ajuster les distances mouvantes entre le haut et le bas. Enfin arrivé à son terme, ces rapports se renversent. Un escalier, c’est à la fois une ligne horizontale, pour la stabilité, et une ligne verticale pour la hauteur. » [1] J’observe les gens descendre les marches. Je remarque moins ceux qui montent, sans doute est-ce lié à la vitesse et à la nonchalance qu’autorise la descente par rapport à l’effort exigé dans la montée des marches. Il y a ceux qui se photographient au milieu de l’escalier, celui qui reste sans bouger un très long moment, regardant l’horizon d’un air perdu, celui qui descend en téléphonant d’une main, l’autre main dans la poche de son pantalon, celle qui descend en zigzag, celui qui fait rouler sa très lourde valise, celui qui s’est allongé de tout son long sur les marches, celle qui monte les marches quatre par quatre. Aucun d’eux ne figure dans mon texte L’esprit d’escaler publié par La Marelle. Et pourtant je ne peux m’empêcher de les y inclure, comme si le lieu les accueillait dans le récit bien après sa publication.

[1L’esprit d’escalier, Pierre Ménard, La Marelle éditions, 2020

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