« Pour traverser la large avenue mais pas seulement. Trois escaliers, trois descentes pentues grossièrement bitumées y plongent, ou, c’est selon, débouchent sur les trottoirs de deux rues plus modestes et sur ceux du boulevard, sur la place aussi, en tout six voies d’accès, on emprunte avant les deux bouches principales, celle de la place, celle du boulevard, de l’une à l’autre et de l’autre à l’une le passage comme un tube. un boyau. Pour traverser la large avenue essentiellement.
Pavelietskaya, la place s’appelle comme ça. Là, devant la gare du même nom, des autocars promettent Oulianovsk, Rostov, Saratov, Volgograd et racolent, concurrençant des trains qui pour plus cher ne proposent pas mieux, du moins pas plus loin, plus sûrs peut-être pas, également vétustes et bondés, affaire de goût, de moyens, d’habitude. Affaire de hasard. Leur préférer la marche et le passage.
Couloir sans fin sous les huit voies roulantes et sous la place, d’autant plus fréquenté que dans ce quartier populeux il mène d’un côté à la gare, de l’autre au métro, le même nom, toujours, la station, Pavelietskaya ».
dans le passage un pope, de L. N. Petrov, éditions Louise Bottu, 2016.
Sur son blog Chronique du piéton, Georges Knaebel décrit la place moscovite : « Paveletskaïa est une place étrange - si l’on pense qu’une place est un espace vide entouré de bâti. Le vide central existe bien ici, mais il est inaccessible. Les piétons (c’est-à-dire le peuple qui engendre la place) sont contraints en périphérie ».
« Entre le carrefour des rues Zatsepskiy Val et Novokouznetskaïa et la gare Paveletskaïa, sous cette portion de la rue Doubininskaïa, s’allonge un passage très large, et bas de plafond. Au-dessus, ça roule, au-dessous, ça marche. Vers la gare où, sur le parvis, en haut des marches de l’escalier, des vendeurs à la sauvette vous accueillent aux cris de Tambov ! Tambov !, nom d’une ville située à 450 kilomètres au sud-est de Moscou. Chaque fois, j’hésite entre passage et galerie commerçante.
Le long du mur de gauche, en allant vers la gare, et au milieu, celles-ci adossées l’une à l’autre, cela fait trois longues rangées de boutiques, étroites, toutes répétant la même structure. Elles proposent tous les produits imaginables ».
Ce passage souterrain comme la place Paveletskaïa sont au chœur du récit de L. N. Petrov. Paveletskaïa (en russe : Павеле́цкая) est également une station de la ligne Zamoskvoretskaïa du métro de Moscou.
Difficile de trouver la moindre mention de cet auteur russe ou de ses écrits sur Internet. Si l’on en croit l’éditeur, L. N. Petrov est né à Gorki en 1964 et il es mort à Saint-Pétersbourg en 2003. Le nom complet de l’auteur, Lev Nikolaïevitch Petrov-Blanc, n’est pas sans évoquer celui de Tolstoï. On ne s’étonnera pas du coup de découvrir que le portrait de cet auteur fictif est celui du visage moyen d’un homme russe. [1]
Une foule d’individus dans ce passage : des mendiants, infirmes ou pas, des anciens d’Afghanistan ou de Tchétchénie, un guitariste, une unijambiste, une jeunette dans une boutique, un jeune homme au long cou, une bigote, un vigile moustachu, et un pope.
« L’hiver souvent on bute sur un corps. L’enjambe ou le contourne. Un clochard qui bouche le trottoir, un ivrogne. Tôt ou tard les flics le trouveront. Lui donneront bien sentis trois coups de botte. Il se réveille ? Pas d’ambulance, de procès-verbal, le saint-frusquin. S’il ne réagit pas, un coup de fil. Les urgences. Beaucoup moins drôle, le rapport. Ils n’aiment pas ça, les flics, mais il n’y couperont pas. Les urgences ou la morgue ».
« La même scène se répète, le même geste. Arrêté, le temps ? Il bégaierait, plutôt, comme on bégaie ces lieux communs quand on ne comprend plus rien à rien : un temps pour tout, tout est relatif... Le passage lui-même est un lieu commun. Chacun y joue sa participation à son tempo, dans le même mouvement s’en distingue et s’accorde au voisin, grouillement ici, là le temps suspendu. Il ne se passe rien et tout change tout le temps ».
L’auteur expérimente dans ce court texte la description de la place Pavelietskaya et de son passage souterrain, comme une lente traversée de la société moscovite, en tentant de saisir l’espace réduit de cet endroit sous tous ses angles. Il abandonne la fiction unitaire, rompant avec la linéarité du récit au profit d’une polyphonie de points de vue à laquelle se juxtaposent des éléments disparates, des fragments de recettes, de calendrier, des définitions de dictionnaire, des pages de revue ou de livres, tout ce qui peut provoquer le souvenir, toutes ces choses futiles à partir desquelles il sera possible de remonter le temps et de reconstituer le passé, c’est-à-dire de constituer le roman.
Captures d’images de la place Pavelietskaya et de son passage souterrain à Moscou sur Street View :
« Écho, brouhaha, hauts-parleurs, bruits de pas, tout confus s’enchevêtre et leurs mots, tout s’embrouille dans la tête. Un procédé, ça ? »
Le procédé d’une fiction considérée comme un lieu commun, un espace de transition, de passage et d’expérimentation, en chantier comme cette place moscovite depuis de très longues années, qui s’invente sans cesse, toujours en travaux, en construction.
[1] Un travail de Rasfarengi qui a utilisé plus de 200 photos pour chaque nationalité et les a compilé avec le FaceResearch pour obtenir cette image moyenne.