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Dérive situationniste virtuelle

Ce texte d’Ada Flores-Vidal a été écrit en août 2013, point de départ d’une exposition qui s’est déroulée le 20 octobre 2013 au Art Bar Koenji Ten, à Tokyo, à l’occasion de l’événement mensuel tententen / Yonaguni (proposant concerts, projections, expositions) organisé par Ian Martin (journaliste musical au Japan Times, fondateur du label Call And Response Records) et par le duo de musique électronique Lo-shi.



Petite, je passais des heures avec mon frère à faire tourner un globe terrestre, les yeux fermés, le doigt pointé dessus, et de ne les rouvrir que lorsque celui-ci s’était arrêté, nous imaginions alors des voyages et des rencontres.
Me souvenant de ces moments exaltants sans cesse renouvelés, l’envie m’a pris récemment de reconduire l’expérience, délaissant le globe en plastique pour Google Maps et sa fonction Street View. Sur une carte dézoomée au maximum, l’option photos du menu en haut à droite activée, il suffit de déplacer le petit bonhomme orange de Street View, là encore les yeux fermés, et de relâcher le clic de la souris quelques secondes plus tard. Les zones non-couvertes par Street View sont nombreuses, mais bien souvent des photos (renvoyant vers le site Panoramio) sont proposées. J’ai pu ainsi arpenter virtuellement des lieux extrêmement divers, m’imprégner de leur atmosphère, scruter des détails incongrus, jouer avec l’idée de me rendre réellement dans ces lieux sélectionnés par le seul hasard, alternativement séduisants, sublimes, neutres, effrayants... Mon esprit se déversait voluptueusement dans les grands circuits du virtuel. La qualité d’image et les saccades dans le défilement ajoutaient une impression tenace de suspension onirique, quand la vitesse d’apparition et de disparition des lieux me faisait goûter les jouissances maldororiennes de la téléportation [1]. Comment ne pas rêver d’un lieu qui renouvellerait sans cesse le regard, et permettrait ainsi de goûter, un poing sur la réalité bien pleine (Reverdy), à une infinité d’ambiances...

Cette façon d’utiliser Google Maps constitue le détournement ludique-poétique d’une fonctionnalité à la base platement utilitaire. On peut y jouer seul ou à plusieurs. La dérive situationniste trouve une actualisation inattendue, par le biais d’une technologie a priori hostile à tout essor poétique. L’expérience prouve pourtant qu’il est possible de composer avec Google et d’inventer de nouvelles règles, et se solde systématiquement par un dopage de la curiosité, une pandémie poétique, appelant une continuation dans le réel. Dans le même mouvement, l’application pour iPhone / iPod Konjaku Sampo (GPS mettant à disposition des cartes des époques Edo et Meiji) permet de voir Tokyo par les yeux de Nagai Kafu et ouvre les portes d’une psychogéographie hallucinée.

[1Aujourd’hui il est à Madrid ; demain il sera à Saint-Pétersbourg ; hier il se trouvait à Pékin.
(Lautréamont)


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