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Contacts successifs #27

Ciné-concert Vertigo d’Alfred Hitchcock à la Philharmonie de Paris. Un moment partagé en famille qui nous replonge six ans après notre voyage à San Francisco, dans les lieux du film que nous avions tenté de retrouver sur place. Dans le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, la ville joue un rôle central, elle constitue l’arrière-plan caractéristique de ce drame interprété par l’envoûtante Kim Novak et le tourmenté James Stewart. Pour accompagner cette histoire d’amour fou réalisé par Alfred Hitchcock, le musicien Bernard Herrmann livre l’une de ses plus partitions les plus troublantes où le sac et ressac d’une musique fait écho à la quête obsessionnelle du héros à la recherche du fantôme de son passé. Le thème du double structure le film, cette dualité se retrouve dès le prélude, avec son thème mystérieux, fluide, hypnotique. Une suite mélodique de notes qui tournent sur elles-mêmes en spirale et nous donne le vertige, ou la peur du vertige. Un ensemble de cuivres aux accords graves et dissonants vient ponctuer ce thème et renforcer l’impression de chute. Bernard Herrmann associe avec subtilité ces deux éléments que tout oppose.



Dans les jours anciens, les mythes étaient les histoires que nous utilisions pour nous expliquer, mais comment pouvons-nous expliquer la façon dont nous nous détestons ?

Les choses à partir desquelles nous nous sommes construits, la façon dont nous nous brisons en deux, la façon dont nous nous compliquons nous-mêmes ?

Mais nous sommes toujours mythiques.

Nous sommes toujours piégés en permanence quelque part entre l’héroïque et le pitoyable.

Nous sommes toujours pieux, c’est ce qui nous a rendu si monstrueux. Nous avons juste l’impression d’avoir oublié que nous sommes beaucoup plus que la somme des choses qui nous appartiennent.

Brand New Ancients, Kate Tempest

« On n’a rien sans rien : j’avais voulu toucher d’un peu trop près le corps du monde, à ce petit jeu-là je ne sais d’autre façon de jouer qu’en engageant mon corps et en posant ma main sur l’autre, fût-il multiple. J’avais donc outrepassé mes forces. La cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française, de 1811, donne et illustre du mot « œuvre » toutes sortes de définitions subtiles et doctes dont un certain nombre ont sombré corps et biens dans le temps, entendez dans les guerres qui se sont succédé depuis en élargissant chaque fois leur échelle, leur raffinement et le nombre de cadavres qu’elles charrient et restent sans mémoire. Ainsi de celle-ci : « On dit, Gagner les œuvres de miséricorde, pour dire, Faire certaines actions de charité, comme d’assister les pauvres, de visiter les malades, etc. Et dans le style familier, Un homme fort retiré, ou malade, qui reçoit la visite d’un autre, lui dit, Vous venez gagner les œuvres de miséricorde. » Peut-être en ai-je gagné quelques-unes, si toutefois les instances terrestres qui se mêlent d’interpréter les voies du ciel consentent à faire entrer dans cette catégorie celles de mes activités qui au premier coup d’œil n’y entrent pas, ce dont je doute. Mais il y a mieux, plus encore oublié, tombé en désuétude, voire forclos : « On appelle aussi Œuvres de surérogation, Tout ce qu’on fait au-delà du devoir, ou au-delà de ce qui est nécessaire pour l’affaire dont il s’agit. Ce sont des œuvres de surérogation dont on se passerait bien. » Je crains donc d’avoir passé les bornes, d’avoir aussi gagné les œuvres de surérogation alors que, naturellement, personne ne me demandait rien. »

Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde, Verdier, 2012.

Se coucher en se demandant s’il neigera toute la nuit et se lever au matin, le sommeil ayant effacé le souvenir de la neige, entrer dans le salon, volet ouvert, la pièce emplie d’une inédite luminosité, se tourner vers la fenêtre, découvrir le jardin totalement recouvert de neige, les branches des arbres ploient sous d’épais coussins neigeux, leurs troncs redessinés par un liseré blanc qui en modifie la forme et l’élan, plus rien ne permet de différencier le sol et le gazon, tout est blanc, comme une page où tout reste à écrire. En sortant dans la rue ce qu’on perçoit d’abord c’est le silence ouaté qui envahit la ville. Tout est ralenti. Les transports en commun suspendus, retardés, parfois annulés. Les voitures et les camions bloqués sur les routes enneigées. Incapables d’avancer. Tout ce qui d’habitude est en mouvement, en flux, s’arrête soudain, une remise en cause impromptue de nos modes de vie pressés, le rythme même du temps de travail en question. Les entreprises ou les services publics doivent fermer plus tôt leurs portes pour laisser à leurs employés le temps de rentrer chez eux. Mais cette neige est aussi un révélateur, un outil d’« optimisation de la gestion » urbaine : la neige expose en effet nos trajets quotidiens, redessine le paysage urbain et révèle sous un jour nouveau l’anatomie des rues de nos villes. Le sneckdown ou améneigement (contraction des mots anglais snowy (enneigé) et neckdowns (saillie de trottoir)), l’étendue révélée par l’enneigement, permet une réflexion sur la gestion de nos villes. Une reconfiguration de l’espace public. La neige redessine en autant de lignes de désir, l’anatomie des rues de nos villes.

Éclats de verre au sol, do la si sol, qui craquent sous les pieds et crispent le corps tendu comme un arc de verre, qui glisse, esquisse un pas de danse, bras en l’air équivoque, escamoté au risque de tomber plus bas, avancer à pas lents, ça marche, continuer à chanceler. Les cantonniers frappent le sol de leur bêche, coups réguliers, répétés, tout en parlant de la neige et du verglas, ils laissent sur le sol libéré de la glace des petites encoches qui strient le bitume abimé. Une femme, manteau noir, bonnet cachant ses longs cheveux bruns, se fige derrière les grilles du parc enneigé, elle observe en silence la neige dans la lumière, pluie d’une poudre translucide, sucre glace provoqué par l’effet boule de neige, la chute d’un amas de poudreuse trop lourd sur la branche d’un arbre, immobile elle fixe cette étincelante poussière froide, à la recherche d’une vérité qui la dépasse, la pétrifie absolument.

John Perry Barlow est décédé le mercredi 7 février 2018. Il avait 70 ans. Il écrit en 1996 la déclaration d’indépendance du cyberespace : « Nous sommes en train de créer un monde où tous peuvent entrer sans privilège et sans être victimes de préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou de la naissance. Nous sommes en train de créer un monde où n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduit au silence ou à la conformité. Vos concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière, et il n’y a pas ici de matière. » Olivier Ertzscheid publie dans Libération Une nouvelle déclaration d’indépendance du cyberespace. C’est une autre forme d’analphabétisme algorithmique qui nous dit quoi lire. Son texte se conclut par ces mots : « Il est temps de nous réveiller et de préparer notre exil. » Quelles solutions nous reste-t’il ? Continuer à être dupe ou à se laisser tromper ? Détourner les yeux ? Continuer à promouvoir sans rien laisser paraître des services qui sont aux antipodes de ce qu’on est vraiment, de ce qu’on écrit, de ce à quoi l’on croit, ce qui compte pour nous, en laissant croire qu’il n’y a pas d’autres moyens pour toucher le plus grand nombre ? Mais pourquoi vouloir toucher le plus grand nombre ? Pourquoi de cette manière ? Dans cette urgence. Position inconfortable quand, pendant des années on a largement profité de ces outils, qu’on les a aidés à se développer (en engageant de plus en plus de monde à les utiliser, à nous y rejoindre sur les réseaux sociaux, à y diffuser du contenu de qualité, venant nourrir le vide de leurs interfaces qui, on le sait depuis longtemps, ne sont rien sans nous, notre contenu et notre attention. Alors, que faire ? Entrer dans la clandestinité ? S’exiler ? Combattre ? Oui mais comment ? Code is poetry. Mais aujourd’hui c’est à un autre niveau que cela se situe. Il s’agit d’un enjeu de société, d’une question politique. L’avenir est trouble, incertain. Il est temps d’entrer en résistance. Hacker la société. Avec les mots ?

« Écrire sur les images, c’est écrire, bien sûr. C’est d’abord écrire. Pourquoi d’abord ? Parce qu’on n’écrit pas après avoir pensé à ce qu’on a vu. Parce qu’on pense pendant que l’on écrit, du fait même d’écrire. Parce que c’est en écrivant que notre regard se déplie, se délie, devient sensible à nous-mêmes, pensable et lisible aux autres. Avant cela, l’œuvre d’art est, en face de moi, l’étrangeté même, l’étrangeté centrale à tout regard. »

Georges Didi-Huberman, Aperçues, Minuit, 2018


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