Est-ce que l’on sait vraiment ce qu’est une île ? N’est-ce qu’un bout de terre ? Seule importe l’eau, l’étendue autour, la séparation qui constitue l’île comme lieu sans lien. La figure de l’île déserte, qui ouvre et donne son titre au recueil d’articles et d’entretiens, écrits par Gilles Deleuze entre 1953 et 1974, rassemblés pour la première fois aux éditions Minuit, est particulièrement intéressante.
Pour Deleuze, toute île est déserte, en un sens, même si elle est habitée. Les hommes vivant sur l’île deviennent la conscience de sa séparation. « Mais il ne suffit pas encore de mettre en mouvement, l’un par l’autre, la géographie et l’imaginaire, écrit Roger-Pol Droit. Il faut encore intensifier le mouvement, considérer les romans consacrés aux îles comme des manières de mettre en scène le psychisme, en venir à cette définition inattendue : « La littérature est le concours des contresens que la conscience opère naturellement et nécessairement sur les thèmes de l’inconscient ; comme tout concours elle a ses prix. » »
Google Maps permet désormais aux utilisateurs de s’immerger dans l’atmosphère étrange de l’île via Street View. L’île d’Hashima (端島), communément appelée Gunkanjima (軍艦島) ou Battleship Island (île navire de guerre) en raison de sa forme plate qui évoque un bateau, est une île inhabitée de la taille d’un terrain de football, dans la Préfecture de Nagasaki au Japon, à moins de vingt kilomètres au sud-ouest de la ville éponyme.
Après la découverte d’un gisement houiller. En 1890, l’île est vendue à Mitsubishi (conglomérat fondé en 1869). L’île accueille une mine et une ville où résident les employés. Mitsubishi construit, nouveauté au Japon, des habitations en béton pour abriter les mineurs et leurs familles. La population croît fortement au point d’être le lieu le plus densément peuplé au monde (environ 5.000 personnes à compter de la fin du 19ème siècle). La baisse de l’activité minière provoque le départ des derniers habitants en 1974, abandonnant l’île et ses infrastructures aux intempéries. Le photographe Yuji Saiga a prises de très belles photographies de l’île en 1974, pendant les 3 derniers mois d’activité de l’île.
L’accès du public a été autorisé en 2009 pour les touristes.
Dans la continuité de leurs travaux sur les ruines de Detroit ou les “theaters” américains (toujours en cours), Yves Marchand et Romain Meffre, photographes français fascinés par les ruines, s’y sont rendus à deux reprises. La première en 2008. « J’ai été frappé par le silence, il n’y avait même pas d’oiseaux » raconte Romain Meffre. Mais ils ne peuvent y rester que deux heures, tôt le matin. C’était frustrant. En 2012, ils obtiennent du nouveau propriétaire, la préfecture de Nagasaki, de pouvoir y passer trois après-midi.
Ils démontrent une nouvelle fois, dans cette exposition que l’on peut voir à la Galerie Polka jusqu’au 25 août 2013, et le livre qui vient de sortir chez Steidl, leur talent à enquêter sur les vestiges de notre société moderne.
Certains immeubles de l’île rappellent dans leur profusion l’incroyable Citadelle de Kowloon, ville « emmurée » de Hong-Kong démolie en 1993.
Dans son remarquable texte nos ruines paru dans le numéro 60 de la revue Vacarme, Diane Scott situe la ruine comme le motif de notre époque, son décor, la forme dans laquelle elle se pense et se rêve.
« L’île de Hashima fait aussi l’objet d’une passion, écrit-elle. Ville du sud du Japon, en face de l’île de Kyushu, relevant de la préfecture de Nagasaki, elle a été une mine de houille, de 1840, date de son achat par Mitsubishi, jusqu’au milieu du XXe siècle, où le remplacement du charbon par le pétrole a fait rapidement revenir l’endroit à son statut antérieur d’île inhabitée. De peuplement ouvrier, en partie coréen, elle était si dense que toute sa surface fut urbanisée, et qu’elle fut même agrandie, d’où son second nom, Gunkanjima, « navire de guerre », parce qu’elle ressemblerait au vaisseau de guerre Tosa. Elle atteignit le taux de densité le plus élevé du monde. D’un peu plus de six hectares, elle compta plus de 5000 habitants, et atteignit dans le quartier des habitations jusqu’à—9 000 habitants/km2 à la fin des années 1950. Devenue inutile, l’île a été abandonnée, avec une précision brutale. La houillère a été fermée le 15 janvier 1974, la ville a été évacuée et la liaison maritime avec l’île principale a été arrêtée le 20 avril 1974. L’île retourna à son silence d’avant l’exploitation houillère, chargée cette fois de tout ce qu’on y avait laissé. La revue japonaise Wonder Japan a consacré un reportage à cette île fascinante dont les typhons ont accéléré la dégradation et où les touristes peuvent aller officiellement depuis 2009. On y voit les immeubles, en brique ou en béton, les cours étroites aux escaliers effondrés, gagnés par la végétation, les allées serrées entre les blocs parsemées de poutres, du bois des balcons détruits, de gravats épais. Quelques plans sur des matelas éventrés, des cuisines comme interrompues au milieu d’une préparation. Il y a quelque chose du régime du trompe-l’œil dans ces ruines, on ne cesse de mesurer l’écart avec la vie d’avant, de faire l’aller-retour entre l’objet utilisé et l’objet suspendu. La suspension est une illusion et c’est là le paradoxe de ces ruines domestiques qui nous donnent le sentiment de la vie plus que ne le ferait peut-être une maison habitée. Et en effet ces ruines n’ont rien de morbide. L’Ange de l’histoire de Benjamin est arraché aux décombres où il voudrait secourir les blessés et ressusciter les morts, mais nos ruines sont définitivement désertes et le rapport auquel leur pauvreté et leur superbe nous condamnent est celui d’une extériorité définitive. Elles ne sont plus du même tissu temporel. Le rapport touristique est finalement ce à quoi nous acculent ces ruines qui sont à la fois séparées de nous et nos absolues contemporaines. Elles sont un trou dans le temps historique du présent, temps qui de fait n’a rien d’homogène. »
Dans sa série, le photographe Sébastien Tixier s’intéresse au silence du lieu. « Contrairement à la plupart des espaces désertés, dit-il l’île d’Hashima est vierge de traces humaines postérieures à son abandon. Pas de tag, ni de traces d’une destruction de la main de l’Homme ; les intempéries et le fil des ans ont seuls fait d’Hashima ce qu’elle est aujourd’hui. »
Sur l’un des murs décrépits photographiés par Jordy Meow ce poème qu’il traduit : « Des décades se sont écoulées, Le temps l’a rouillée, gangrenée. Cette île est dorénavant pourrie, Jamais plus ne reviendra à la vie. »
Le travail de Louidgi Beltrame se développe autour d’une documentation de l’architecture moderniste et de ses vestiges. Il porte sur cette île un regard distancié à la manière d’un archéologue redécouvrant les traces d’un futur arrivé à sa fin.
À travers les différents éléments qui composent son installation, Beltrame propose un parcours destiné à faire surgir les fantômes qui peuplent encore le site : le plan, les objets trouvés sur l’île, les images et certains commentaires en voix-off de la vidéo documentent l’histoire réelle de l’île en mettant à jour les différentes strates historiques qui l’ont dessinée au cours du temps, depuis sa constitution géologique jusqu’au quotidien de ses habitants. Mais l’artiste joue également sur l’aspect post-apocalyptique de ce décor pour réaliser une œuvre qui oscille entre documentaire archéologique et fiction scientifique.
« Je filme ces architectures fantômes – aujourd’hui désactivées – dans leur matérialité, comme des sculptures monumentales, explique-t-il. Ces formes vides sont néanmoins habitées par des histoires stratifiées. Celles des conditions de production, des idéologies qui ont motivé ces chantiers, des hommes qui les ont bâtis et exploités. Autant de fantômes qui résonnent dans ce labyrinthe de béton armé, érodé par les typhoons. Gunkanjima rassemble les vestiges archéologiques de l’architecture moderne japonaise – une « miniature » de l’archipel, une ruine contemporaine, un objet d’expérimentation urbaine verticale, extrême et non planifiée. Parcourue d’un réseau de galeries et de passerelles, elle abritait une école, des cinémas, des temples, des bains, une piscine, des salles de sport, un hôpital et des immeubles collectifs. Le réseau souterrain des mines s’étendait jusqu’à mille mètres de profondeur. C’est aussi l’histoire de cette activité souterraine et la vie de cette communauté insulaire que racontent les ruines. »
« Nakishima est une île déserte. Nakishima était aussi un beau terrain de jeu. Sous un soleil d’hiver, Ayane se souvient. »
Nakishima, découvert grâce au site Pas un bruit, réuni Mayumi Bruley (voix, saxophone), Ernest Bergez (petits objets, électronique), Mélissa Acchiardi (petits et gros objets, électronique), Jérôme Dupré la Tour (dessin et matières, optique) :
Les morceaux de l’album de N a k i s h i m a sont à découvrir sur le site du groupe.
« Ainsi, écrit Nadia Pierre dans L’Humanité, avec le motif de l’île déserte, toute la gestuelle philosophique est entraînée du côté de la géographie et non plus seulement de l’histoire, de l’espace et non plus seulement du temps, de la fiction et non plus seulement des concepts. Qui n’a pas rêvé de partir sur une île déserte pour fuir la brutalité du monde ? Seulement, du rêve à la réalité, l’île déserte devient vite une île recomposée à l’image du monde qu’on a quitté, une île peuplée de tous les schémas que l’on transporte avec soi, tel Robinson Crusoë y transposant ses valeurs de capitalisation, de propriété et de travail. »
Il est facile de se perdre. Pas évident de se rendre d’un endroit à un autre de l’île, non seulement à cause des débris mais parce que la configuration de la ville est insolite, naturellement escarpée, toute en labyrinthe d’avenues à l’ambiance sépulcrale, de ruelles étriquées tournant sur elle-même en boucle fermée, et de passages surplombés par des passerelles qui se chevauchent, de perspectives fuyantes à la Escher avec ses escaliers qui mènent on ne sait où, coursives et balcons qui se font face dans une grande proximité, permettant la circulation et le face-à-face aux visées panoptiques, dans une troublante promiscuité. Sol lunaire jonché de pierres, de gravats, de planches de bois, à certains endroits la végétation prolifère dans les interstices du béton et du spectre de ses armatures, mais pas le bruit d’un oiseau dans le ciel, pas le moindre animal sur l’île.
À l’intérieur des appartements déserts, les murs décrépis, montants de fenêtres en bois qui pourrissent, la précipitation du départ des habitants presque palpable à la vue de quelques indices, débris et des souvenirs oubliés dans la ville (jouets d’enfant, téléphone, télévision, tableau) près de quarante ans plus tard. L’aspect carcéral de l’île saute aux yeux.
« La ruine actuelle fait monde à part entière, écrit Diane Scott, dans une sorte de présent absolu. On n’a même plus besoin de parler de fantôme, dont les ruines de la Commune sont peuplées, et que les temps de pause des appareils donnent même à voir sous forme de silhouettes tremblées. Les ruines d’aujourd’hui sont animées, non de la vie d’avant dont elles résonneraient encore et dont on saisirait les traces avec nostalgie, mais de leur vie propre, d’une sauvagerie lente et autonome. »
Marcher au milieu de ce lieu abandonné, ces ruines dans lesquelles il est si facile de se perdre, pour cette raison justement. La végétation reprend progressivement ses droits dans cet endroit dont on la disait absente. Architecture insensée, disproportionnée, absurde, devenu lieu de mémoire hors de toute présence humaine, en son absence justement, laissant place aux phénomènes naturels, sifflement du vent à travers les parois béantes des constructions, au soleil rasant sur les murs de béton, à l’odeur iodine et aux assauts continuels de la mer par vagues successives.
Ce sont des lieux où plus personne ne va. Le photographe qui s’y rend invente le lieu quelque part. L’endroit est ensuite rendu aux touristes pour lesquels la ville de Nagasaki, propriétaire de l’île, à construit un circuit sécurisé autour d’une partie des ruines insulaires.
L’île imaginaire comme idéal de renaissance et de recommencement.