« Arrivant à un de mes recoins favoris qui combinait magiquement un libre flot de soleil avec la protection des arbrisseaux, je me mettais complètement à poil et m’étendais sur le dos sur la couverture, plaçant mon maillot inutile sous ma tête. Grâce au bronzage qui me couvrait entièrement le corps (de telle sorte que seuls mes talons, mes paumes et les lignes comme des rayons autour de mes yeux gardaient leur teinte naturelle), je me sentais un athlète, un Tarzan, un Adam, comme vous le voudrez, tout sauf un citadin nu. La gêne dont s’accompagne habituellement la nudité dépend de la conscience de notre blancheur sans défense qui a depuis longtemps perdu tout rapport avec les couleurs du monde environnant et qui se trouve pour cette raison en désaccord artificiel avec lui. Mais l’impact du soleil répare cette insuffisance, nous fait l’égal de la nature dans nos droits nus, et le corps d’airain n’éprouve plus de honte. Tout ceci fait penser à une brochure de nudistes - mais on ne saurait blâmer sa propre vérité si elle coïncide avec celle qu’un pauvre type a empruntée. »
Le Don, de Vladimir Nabokov (traduction de Raymond Girard)
Cet été j’ai lu La Tiédeur : l’impossible désir de ne rien désirer, l’essai de Philippe Garnier publié aux éditions Françoise Bourin. « Que peut-on réserver, à ce peu de désir, ce peu de conviction et d’appétits qui définit la tiédeur ? » se demande l’auteur. « La tiédeur décourage toute tentative d’éloge, de manifeste. On ne voit pas en quoi elle pourrait nourrir une forme quelconque de subversion.Tout le problème vient de ce peu de désir, et non pas de son absence radicale qui trouve, elle, facilement sa place dans un système de négation du monde sensible et visible. La tiédeur est dépourvue des prestiges du Rien. Elle serait plutôt du côté de ce moins que rien dont personne, sinon pour en rire, n’a vraiment envie de parler. »
Dans son texte, exploration dans une géographie intime de la tiédeur, autour de la vie quotidienne, des techniques, de la cuisine, de la vitesse, de la sexualité, du spectacle, de la conversation, mais aussi de la douleur, de la mort, de la peur ou de la vérité, exposition des états de pensée et de sentiment qui sont le propre du tiède, un passage a retenu tout particulièrement mon attention, à propos des corps qui s’étalent sur les plages pour prendre le soleil et bronzer l’été. [1]
Aucune image de la série photographique de Tadao Cern n’est posée, mais les visages sont cachés « pour permettre à celui qui regarde ces clichés de calmement observer chaque détail sans être distrait. Cela aide aussi à éviter l’empathie et la connexion entre les personnes sur les photos et ceux qui les regardent. Ce qu’ils sont importe peu en réalité car les détails ne révèlent pas seulement leur histoire mais ils nous font nous regarder aussi nous-mêmes », explique Tadao Cern.
Depuis plus de quinze ans Patrick Tourneboeuf collectionne les cartes postales sur la thématique des bords de mer, en écho à son travail photographique sur les stations balnéaires abandonnées en hiver, Nulle Part, et à une fascination pour le film de Jacques Tati, Les vacances de Monsieur Hulot.
« Ces images, déclare le photographe ont donc rempli une fonction : colporter l’écrit. Le fait aujourd’hui de s’arrêter sur ces visuels, de les décontextualiser en encadrant une carte postale comme un tirage photographique, en grossissant un détail pour en faire un grand format, en répétant le même point de vue, ou la même scène prise à des moments différents, permet de créer un signe fort sur ce qui semble commun, banal. C’est cet aspect plastique qui permet de porter un nouveau regard sur ces images usées par le temps mais si présente dans nos esprits. »
Dans son précis d’ethnologie balnéaire, Sur la plage, Jean-Didier Urbain [2] écrit : « Quand bien même la fin du maillot serait arrivée sur toutes les plages du monde, elle ne signifierait pas la fin du costume. On peut bien, par dérision, pronostiquer dans le cadre d’une futurologie balnéaire « l’apparition timide du slip "sexe apparent" », cela ne changerait rien à l’affaire. Ce codage exhibitionniste, focalisé, est toujours de l’ordre du vêtement, et cette transparence jouée, affichée, une forme nouvelle de masque. C’est parce qu’il y a slip encore, direz-vous ? Même pas ! Le nudisme ne fait guère mieux dès lors que les indices d’un codage persistent : « Taillée au cordeau en un V impeccable, la toison pubienne elle-même se transmue en un cache-sexe qui ne cache rien. [3] » D’ailleurs, même sans intervention technique de ce genre, l’homme, toujours, de par sa façon de s’en servir et de le montrer, ne convertit-il pas sans cesse son corps en signe et en système de signes ? Le vêtement disparu, son signe demeure ; et, entre cryptage et décryptage, le jeu de masques continue. La société de plage, aussi dévêtue soit-elle, se nourrit intimement de cette oscillation, de cette rhétorique corporelle du cacher-montrer. »
La récente série de captures d’images d’Olivier Hodasava sur Street View visite la plage de Miami : « des corps qui prennent le soleil, faces tournées vers le sable ou tendues vers le ciel à parts égales. Parce qu’il n’y a pas d’ombre ou presque, on les dirait suspendus dans l’espace, saisis en pleine lévitation… »
Cette installation Big Chook de l’artiste Jeremy Parnell, pour terminer cette exposition improvisée, un œuf sur le plat géant en fibre de verre et mousse epoxy, exposée sur une plage australienne.
[1] Je voulais écrire un texte à partir de cet extrait, mais au retour des vacances, de la plage (puisque j’ai passé deux semaines au bord de la mer), impossible de remettre la main dessus pour le recopier ici. Je le ferais dès que je parviendrais à retrouver le livre dans ma bibliothèque.
[2] Payot, Paris, 1994. pages 396-406
[3] Ph. Perrot, Le Corps féminin, op. cit., p. 206.