Peut-être là, à Detroit. Est-ce exagéré de dire que pour la première fois, je me sens chez moi, ici ? Pourquoi, pour les interstices, pour la dureté et la rumeur incessante ? Pour la vigilance ? Pour le temps qu’il faut ? Pour la résonance ?
Le ciel puissant, qui arrive vite. La rue s’étire loin, ralentit la marche, et toujours les espaces entre, découpeurs de pans.
La lumière peut se permettre de venir raser le sol, elle remonte le long des buildings, elle écarte les choses, les fait trembler. Elle est pourvoyeuse de gorges nouées, de compréhensions soudaines, d’arrêts médusés.
Mais oui, c’est ça que je cherchais depuis si longtemps, là, cet angle, ce rais, cette odeur, la plante, le vent, chaque mouvement des yeux vient confirmer, que là, c’est là. J’emporte avec moi ces secrets, ils me sont vitaux, ils parsèment le monde derrière, celui des souterrains, du labyrinthe, des circonvolutions, du nocturne. Ce sont les ambiances du sens, celui pour qui je pense vivre. Il est fait des connexions incompréhensibles, de la logique, de la complicité trop profonde avec ce qui a tant de mal à survivre à la pleine lumière. Il y a une qualité de silence Detroit, un silence d’entre les bourdonnements, qui ressemblerait à ce silence avant l’orage, comme une rumeur assourdie, entre la menace permanente et la chaleur de la rencontre. Le bourdonnement est partout, de l’air condition, aux moteurs des frigos, aux travaux dans Downtown. Le ventilateur, les moteurs, l’ascenseur, la télé, la radio, le vent, la rumeur lointaine des highways, il faut comprendre qu’il y a ici quelque chose qui ne s’arrêtera jamais, qui a commencé il y a un peu plus d’un siècle, Detroit bruit, Detroit vit. Les rues savent, les buildings aussi, si transmission il y a, c’est par le sol, par le contact de la semelle sur le bitume, par le bruit des pas, c’est par les fenêtres, par le volume que l’on devine, par l’air qui circule que Detroit raconte. C’est possible ici, c’est possible de se sentir grand, de savoir que l’espace est là, d’être au milieu des autres et de pouvoir tendre les bras. J’ai cette lumière sous les yeux actuellement, celle du soir, qui viendra chercher la brique, le zinc, les antennes comme enchevêtres, viendra faire surgir de terre, plus que tout autre phénomène, ces constructions humaines. Sans elles, sans ces structures géométriques qui font exister le soleil couchant dans Downtown, le ciel ne pourrait révéler une sorte de sensualité, d’attention à les entourer. La lumière vient lécher le sol, vient prendre le tout. Ici, la lumière remonte, c’est insensé. Chaque minute enlève du jaune aux briques. Autant la lumière prend du temps à décliner, autant, le moment venu, tout s’accélère, le soleil plonge dans Grand River.
Maintenant, c’est rose et le ciel se détache, repart. Mais maintenant, c’est bleu, pale, et sombre, c’est un bleu de neige, partout, où le blanc reprend ses droits, avant que l’électricité viennent ouvrir les portes de son double, de son second, de la ville sous la ville, elle n’attend que ça, pour proposer d’autres surfaces, d’autres sources de lumière, d’autres yeux. Ce qui circule alors dans les rues est d’un autre ordre. Plus épais, moins facile à rompre, de l’ordre du tendon. Ça vient te montrer comment marcher, comment regarder, te faire comprendre un certain ordre des choses, te desciller, quand ce n’est pas fait. Ça peut te durcir. Mais tu peux circuler entre ce qui est dur, en toi, au-dehors. Detroit est massive, trapue, se déroule comme un tapis au sol, sait d’où elle vient.
Du sol, et de l’arrachement au sol. Des racines et du déracinement.
Ce texte a été écrit par Esther Salmona et diffusé le 5 septembre 2005 sur Marelle. Nouvelle publication le 19 février avec ajout de photographies prises sur Google Street View pour le lancement d’un projet d’écriture à venir sur la ville de Detroit, Michigan, lié à mon texte : Pourquoi vouloir voir le monde en vrai ? Se promener dans Google Street View c’est raviver une série d’images insolites des paysages intérieurs du temps.