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Atelier en marge du site d’Olivier Hodasava et de notre intervention au Rendez-vous des Lettres 2013

En marge de l’atelier Inventer la ville à partir de Google Street View, et pour annoncer l’intervention à laquelle Olivier Hodassava et moi sommes conviés conjointement, au rendez-vous des Lettres sur Les métamorphoses du texte et de l’image à l’heure du numérique, pour une table-ronde sur le thème Écrire avec l’image/écrire dans l’image, à l’époque de la mutation des supports, j’ai demandé à mes étudiants de travailler à partir du carnet de voyage virtuel d’Olivier Hodasava : Dreamlands. Ils devaient utiliser l’une des photographies prises sur son site ou sélectionner l’une de celles qu’ils avaient trouvées lors de l’atelier sur Le Tour du Jour en 80 mondes.

Il est là sur cette photo, mais il aurait pu être en dehors du champ ! D’ailleurs, il ne regarde même pas l’objectif ! Surement parce qu’il ne prête plus attention aux voitures qui passent nuits et jours « au bois » comme on dit. Sûrement parce qu’il a l’habitude que l’on observe. Lui qui d’habitude fait tout pour qu’on le remarque avec sa proéminente poitrine siliconée, là il se fond dans le décor, il se travestit pour être oublié. Et le camion lui que deviendra-t-il ? Finira-t-il sa vie sur le trottoir lui aussi ? les pneus sont quasi neuf quel dommage !C’est typiquement le camion dont rêverait un brocanteur ou un travailleur dans le BTP. Il se travestit, et tout comme la photo il transforme tout. Impossible d’en déduire, la nature, l’humeur, le sentiment, l’envie. Ces arbres derrière, capturé dans leur jeunesse, à cet instant unique, ne bougeront plus jamais sur le papier mais aux files des années vont grandir, vieillir puis finir par mourir. Il a débarqué de l’Amérique du sud comme ça, quasiment par hasard, puis aussi dément que cela puisse paraître il en est venu à se prostituer. Pourquoi pour qui ? Ce sont ces raisons. Dans ce cas-là pourquoi pour qui la photo alors ? Et peut être que demain les feuilles seront tombées ! Peut être que le camion ne sera plus là, et que lui non plus ne sera plus là mais un coureur qui sait ? Mais en attendant il est là sur le trottoir comme il aurait pu être dans une maison, confortablement installé, avec un boulot stable intéressant, une femme, des enfants et un chien.

C’est un café comme il y en a des centaines à Paris. Les vitres renvoient les reflets de l’agitation de la rue, les portes sont ouvertes. Les petites tables s’alignent sur le trottoir, en plastique rouge et vert, invitant les passants à s’asseoir pour boire un verre ou manger sur le pouce. Cette invitation semble porter ses fruits, car la terrasse est bien remplie. Les gens profitent du beau temps qui commence à revenir, ils n’osent pas encore quitter les vestes et les pulls, mais ils délaissent l’intérieur trop sombre pour profiter un peu de l’air parisien. Tous sont installés face à la rue, pour voir les gens passer. L’heure est à la détente, au relâchement. On est assis, seul ou à deux, on sirote son verre lentement, on profite de pouvoir, pour une fois, saisir l’occasion de ne penser à rien. C’est un moment volé dans une journée souvent trop remplie, un petit moment de calme avant de se glisser à nouveau dans le flot des passants qu’on voit défiler depuis sa chaise en plastique. Au premier plan, en plein milieu, on distingue le haut d’une poubelle, d’un vert agressif. On pourrait presque croire, à regarder la photo, que les gens se sont assis là pour contempler cette poubelle.

Ce qui me frappe dans cette image telle que nous la montre Street View, c’est cette présence humaine très forte et en même temps très indifférente. Une bonne quinzaine de personnes sont assises là, mais tous leurs visages sont floutés. Sont-ils encore humains ? Tout nous l’indique : corps humains, vêtements, postures avachies sur les chaises de façon très crédible… Et pourtant, cette masse floue là où devrait se trouver leur tête, ce petit rond vaguement rosé, est passablement dérangeant. Ce sont des humains par le corps, mais le fait qu’on ne voie pas leurs yeux, en particulier, ni leur bouche, semble leur enlever toute conscience humaine.

Et surtout, cela semble illustrer nos attitudes de tous les jours. Nous sommes assis à la terrasse d’un café, quinze personnes sont assises autour de nous, et pourtant c’est comme si chacun était dans une bulle, comme si un flou entourait chaque visage. On ne s’intéresse pas aux autres, on ne leur parle pas, on est aussi isolé d’eux que si on se trouvait à des kilomètres de leur chaise en plastique, alors qu’un mouvement du bras nous permettrait de les toucher. En ce sens, l’image représente bien la relation que nous avons aux autres, rencontrés dans la rue. Nous les croisons, nous les voyons plus ou moins consciemment, mais ils nous sont parfaitement indifférents. Leur existence est floue. C’est exactement ce que nous montre la photo, dans sa métaphore involontaire. Sur cette image, tous les êtres humains sont très proches les uns des autres, mais aussi très seuls. Peut-être que cet instant de détente au café est finalement un instant un peu triste, un instant de solitude au cœur même de la ville.

J. M.

Le soleil brille et se reflète de manière mirifique sur la façade de l’immeuble. On peut y deviner, sur la surface vitrée, l’image d’un bâtiment ancien lui faisant face. Mais qui attire le regard, sous cet arc de cercle vitrifié, c’est le dôme qui émerge du sol, d’un blanc immaculé, comme un globe de lumière pure. Il semble irradier la rue en ce jour de printemps.

Mais derrière ces apparences flatteuses, se cache la triste réalité. Mal assurée, la démarche des personnes âgées sur le trottoir donne l’esprit du lieu. Ceux-ci se dirigent lentement vers ce qui fut le symbole de l’aura du Parti Communiste Français. Mais, fatigué comme ses supporters, celui-ci n’est plus que l’ombre de lui-même. Le bâtiment resplendit, au prix de locations à des sociétés privées. Ce soleil qui brille, c’est celui du capitalisme triomphant, pas celui du communisme. C’est celui de l’économie de marché qui s’est implantée, même dans ce quartier populaire de la capitale. Le style avant-gardiste et l’innovation reste un modèle, mais qui se souvient de ce qu’il devait représenter ? Qui le différencierait du siège d’une multinationale ?

On ne peut le sentir à travers l’image de Google Street View, qui ne permet pas de connaître ce contexte, de connaître cette histoire, chargée de significations diverses, révélant tous les paradoxes de ce lieu. Ce logiciel ne suffit pas à comprendre l’esprit du lieu, à ressentir son atmosphère, à maîtriser sa signification. Regarder, comme séparée par un verre incassable de la situation, me procure une sensation de frustration. Je voudrais briser cette séparation et m’engouffrer dans la réalité. Regarder ainsi une scène ne fait qu’effleurer, et il y a alors deux intérêts qui rende cela intéressant pour moi. D’abord, faire ressurgir les souvenirs que l’on a du lieu, et se laisse dériver dans sa propre mémoire à partir de cela ; c’est alors que l’image agit comme un déclencheur. Ensuite, afin de préparer une visite, d’avoir une première vision pour choisir là où l’on va s’attarder. Mais ce n’est alors qu’une invitation au voyage, un moyen de sélection pour son prochain billet d’avion.

Sur le trottoir encore marqué par la pluie, un drôle de personnage se déplace à une allure hâtive. Masqué par son chapeau blanc, il fait penser à ces cow-boys américains modernes que l’on trouve uniquement au Texas. L’image est tellement sombre qu’il est difficile de distinguer la couleur de peau de cet homme : peut-être noire, mais il est impossible pour le spectateur de se faire un avis définitif.

La photographie, qui pourtant devrait nous révéler cette vérité triviale, nous laisse ici en proie au doute et à l’incertitude. Dès lors, le jugement porté sur cet homme peut être erroné, falsificateur, réducteur. D’une certaine manière, la photographie prive l’être de sa liberté, le fige dans un présent dont il ne peut s’extirper. C’est peut-être l’une des plus grandes injustices de ce monde, être jugé sur ce qu’on laisse paraître plutôt que sur ce que l’on est réellement.

Appelons cet homme James, un prénom anglophone, certes classique, mais qui colle bien au personnage. Il tient dans sa main gauche une mallette, mais que peut-on en tirer de la vie de James ? Est-il un homme d’affaires qui se rend à un rendez-vous professionnel ? Mais l’obscurité laisse planer le doute. Et si ce James ne venait pas de se faire licencier quelques minutes auparavant ? La scène serait alors parfaite : un homme abattu qui rentre chez lui, dissimulant sa honte sous son chapeau.

Alors, tout de suite, on imagine la mallette pleine à craquer de ses affaires personnelles, qu’il ramène tel un fardeau au foyer familial. Il ne se presse pas, préfère retarder l’échéance où il annoncera le drame à sa femme et ses enfants. Voilà un scénario parfait pour un film larmoyant.

Toutefois, comment ne pas imaginer que James n’est pas, au contraire, le méchant patron, celui qui licencie ? Tout de suite, la perception que l’on a de James change : on passe de l’empathie au dégoût. Dans cette optique, sa démarche lente nous parait plus pédante, plus orgueilleuse. Il semble se satisfaire de sa situation, méprisant le monde qui l’entoure.

La même image nous présente donc deux faces diamétralement opposées du même personnage : heureux ou malheureux, coupable ou victime. Drôle de paradoxe : en cherchant à dévoiler une réalité, la photographie peut parfois nous apporter plus de questions que de réponses.

Baptiste C.

J’aimerais pouvoir voir cet homme dans la vraie vie. Ici, il est figé sur l’image, définitivement dans la même posture.

Je ne peux croiser ni son chemin ni son regard. Je ne peux pas lire son empressement ou sa fatigue. Pourtant, ou à cause de cela, mon imagination dérape sur qui il peut bien être.

Cet homme n’est pas de Paris. Personne ne porte un chapeau de cow-boy à Paris. Il vient des États-Unis. Il est arrivé par l’avion de ce matin, et il repartira dans deux jours – un séjour suffisamment long pour ne pas attirer de soupçons, et suffisamment court pour que nul ne l’attrape.

La raison de son séjour ? Quelque chose d’illégal. Sa solitude, dans une rue au cœur de Paris, ne peut être expliquée qu’ainsi. Il fuit la compagnie et les questions, tout en essayant de paraître le plus banal possible. Car il a assassiné, sur l’ordre de son client, un trader quelconque, sans doute sur le point de mener une OPA hostile.

La preuve ? Il n’a pas pris de parapluie, alors qu’il pleut, et qu’il est en costume. Son attaché-case trop lourd, trop gros, doit cacher une arme ou de l’argent liquide en petites coupures, comme dans les films.

Voilà.

Je viens de raconter l’histoire d’une image. Pas l’histoire d’un homme, car je ne le connais pas – j’aurais beau l’étudier pendant des heures, je ne le connaitrais jamais, pas plus que ce lieu, vus à travers les yeux d’un autre qui les voit à travers les yeux d’un appareil.

Peut-être que ce criminel ne s’est même pas rendu compte qu’il était pris en photo. Comment aurait-il réagi s’il avait aperçu l’appareil ? Aurait-il continué son chemin en pressant le pas, ou aurait-il demandé à ne pas apparaître ?

Sans doute, si les flics l’attrapent, utiliseront-ils cette image pour prouver que son alibi de voyage au Texas, à ce moment, ne tient pas.

Est-ce que je reconnaîtrais ce jardin si je le croise un jour ? Est-ce que je penserais à mon tueur international, qui fut pris, pour sa perte, en photo juste devant ? Sans doute pas, car l’angle est particulier. Les couleurs ne changeraient guère, sauf si par miracle, il ne pleut pas ce jour-là. Confusion : ce jour-là décrit-il le jour où je croiserais le jardin, où le jour où la photo fut prise ? Utilisez le contexte, et réfléchissons à cela. Ces lieux n’existent que sur Google Street View, car figés dans le temps, ils deviennent immortels. Dans la réalité, ils ont passé dès l’instant où la photo fut prise.

Cet homme se trouve toujours là, entre le jardin et la plaque PDZ 75. Il est toujours le seul à parcourir ce lieu en ce soir (?) de pluie, pensant à la retraite qu’il s’assure, à la prime magistrale qu’il touchera pour cette mission, à la peur qu’il a éprouvé, tout à l’heure, en entendant sonner les voitures de la maréchaussée française. Le vent (re- ?) n’emportera jamais son chapeau de cow-boy. De toute façon, le vent, comme la vitesse, n’existe pas sur une image.

J’aurais envie de dire que l’instant a été figé, mais non, puisqu’il réapparaîtra peut-être sur la photo d’après. Ou à l’autre bout de la planète, une fois de retour aux USA, son éternel chapeau blanc vissé au crâne. On ne peut pas figer le temps, puisqu’il est aussi, au moment où j’écris ces lignes, dans une prison quelconque, habillé en orange, sans chapeau blanc.

Google Street View a créé un monde parallèle, qui a un passé, un présent (que nous voyons, mais si fugacement que nous sommes tout de même contraints de l’inventer), et un futur. Un milliard de mondes parallèles, un pour chaque photo que chaque internaute prendra, et pour chaque internaute qui la regardera, voire plusieurs, car dans dix ans, j’imaginerais un producteur de cinéma en quête du vieux Paris dans lequel il veut faire son film ou un désespéré marchant vers la Seine pour s’y jeter.

La pluie restera. Le jardin vert et la plaque parisienne aussi.

T.V.

Plantains, sweet potatoes, yams, cassava, garlic… All of these exotic products have travelled many miles to find themselves in Paris. Most come from Africa, the West Indies, and Asia, as do most of the people who buy them. The image captures a moment shared by two of these citizens of the world. That moment where an older woman asks a young man to reach for something out of reach. That moment in which the older woman is reminded that there is good in this world. That moment in which a young man feels as though he has done a good deed.

To the left, a mother is walking with a stroller, unaware of the moment taking place right behind her. Hopefully her child will grow old to be as well-mannered as the young man behind her. To the right a young woman is leaving the store, maybe one day she will be that older woman in need of assistance.

The Google Street View car is subtly reflected on the store’s wall. However, it passes unnoticed by the subjects. It captures what could be interpreted as a moment of beauty. It could also be interpreted as a scene of everyday life. However, it indisputably captures a moment and makes it permanent. To the viewer who has never been, the Haiti Market will always reflect a spirit of diversity : a diversity of ages, backgrounds, and products. It also reflects a spirit of togetherness. If the car had passes just a second earlier, we would have never known what would have transpired. And if it had passed just a second after, the deed would have been done.

D.R.

La petite fille paraît presque sortir d’un autre siècle : chapeau de paille, jupe et sandales, trottinette de bois. Elle apparait dans un Paris d’un autre temps, industriel, déserté, avec le trottoir sale et les lignes de chemin de fer vides. Son seul compagnon : un pigeon, perché sur la grille, qui semble observer le bâtiment d’apparence peu avenante sur la droite – on dirait presque une prison. La petite fille aussi paraît emprisonnée, fuyant le soleil, ne pouvant s’échapper de sa solitude par l’un de ces trains qui passent parfois derrière le grillage. Ou peut-être à la poursuite de ses parents, du temps perdu, de l’aventure.

Paris n’apparaît pas ici comme la ville animée, pleine de vie et de couleurs, que l’on décrit si souvent. La ville qui nous est montrée ici pourrait presque être une ville de province, une ancienne mine, une de ces villes abandonnées avec la modernisation brusque de la fin du XIXème siècle. Pas de foule de touristes, pas de trains, seuls quelques voitures que l’on devine dans le fond, une fillette, et un pigeon : pas très glamour. Pourtant je ne peux détacher mon regard de l’image, qui semble transporter un message secret, une nostalgie peut-être. Le seul élément qui me ramène à la réalité : les discrets « © 2013 Google » parsemés sur l’écran, qui rappellent que non, la photo n’a pas été prise pas un « vrai » photographe, et qu’elle est bien de notre époque puisque c’est sur Google Street View qu’on peut la trouver.

C’est un rapport nouveau qui s’installe alors avec l’image : personne de physique n’a pris la photo, il n’y a pas d’intention, de message à faire passer à travers elle, et pourtant elle reste si forte, sa portée n’est pas diminuée par le manque d’un œil à l’autre bout de l’appareil. Quelle place alors pour le photographe, devant cette « machine à produire des photos » qu’est devenu Google Street View ? Une démocratisation de l’image, certes : on peut maintenant connaître le moindre recoin – ou presque – d’une ville perdue à l’autre bout du monde, sans quitter son fauteuil de bureau. Mais cela ne permet pas, pas encore du moins, de saisir l’atmosphère d’un lieu, son âme, sa culture, sa multitude. Cela rend également l’image vide de sens parfois, puisqu’il n’y a pas d’intention (artistique ou autre) derrière, comme dans les « vraies » photos, qui veulent immortaliser des moments précis, et non pas tous les moments.

Il n’en reste pas moins que sans ce support, la photo serait restée dans le domaine de l’imaginaire, et la fillette aurait continué son chemin, sans que personne ne la « voit », que personne ne s’interroge. Car l’on en vient à s’interroger : tous ces visages flous que l’on voit sur ces images, ces gens sans nom, sans histoire, ne montrent-ils pas à quel point il devient facile aujourd’hui de tomber dans l’anonymat ? L’image de l’homme est banalisée : il est partout, ne ressemble à rien, ou plutôt tout le monde ressemble à chacun, plus aucun particularisme, à part dans l’excès. La petite fille pourrait appartenir à n’importe qui, à n’importe quel temps, et pourtant c’est ici, sur une image de Google prise en mai 2012, que l’on la voit. La date, précisée en petits caractères dans le coin gauche de l’image, se remarque à peine : la photo devient alors atemporelle, un témoignage d’une époque révolue ou une anticipation sur un futur sur lequel on s’interroge. Il n’y a plus de contexte, plus d’histoire derrière la photo, puisque personne ne l’a prise. Tout le monde y a accès, et pourtant très peu la verront, car quelle chance de tomber sur ce point précis de Paris, de la France, du monde, parmi la multitude de possibilités, et avant que d’autres images ne les remplacent ?

Et où vont les images prises lorsque la voiture Google repasse et prend de nouvelles « photos » ? Quelle postérité pour cette petite fille pourtant émouvante, pour cette image et tant d’autres qui racontent notre époque ? Pourrais-je y avoir accès lorsque, dans dix ans, prise de nostalgie, je voudrai retrouver la petite fille à la jupe bleue et au chapeau en paille ? Et encore, il restera toujours une trace de cette photo, que j’ai « prise », puisque je l’ai vue, et l’ai ainsi reconnue d’une certaine manière en tant qu’image qui attire l’attention, qui mérite qu’on s’y intéresse ; qu’en est-il de toutes celles que personne ne verra jamais ? Que deviennent toutes ces images sur lesquelles peu s’arrêtent en utilisant l’application, qui pourtant forment un tableau à la fois réaliste et déformé du monde dans lequel nous vivons ?

Malgré tout cela, je regarde la fillette sur sa trottinette, et je suis contente d’avoir pu la voir, y réfléchir : c’est une image douce, pleine de poésie, qui donne envie de déambuler dans Paris, appareil photo à la main, pour immortaliser un autre de ces moments précieux, fugaces, que le spectateur attentif peut trouver au coin d’une rue : Google Street View redonne d’une certaine façon goût à la ville.

Al. L

Kévin habite Cité de la Plaine, tout près du Bois de Clamart chanté par Brassens et du cimetière intercommunal dont Booba dit dans l’une de ses chansons : « C’est là que j’veux qu’on m’enterre. »

Il est en cinquième au collège des Petits Ponts, dont aucune chanson ne parle et dont la mauvaise réputation est connue de tous, à tort peut-être. Mais Kévin, de toute façon, n’a que faire des cours de maths et survit au jour le jour en attendant le mercredi et le samedi. Ce sont les jours de l’entraînement de foot avec les copains du CSM Clamart.

Mais le mois dernier, lors d’un match contre Châtenay-Malabry, l’autre taré de la Butte Rouge l’a taclé des deux pieds, crampons en avant. Bim. Fracture ouverte, tibia-péroné. Heureusement, le type s’est pris un carton rouge direct et plus tard, dans sa chambre de l’hôpital Béclère, son entraîneur lui apprend qu’ils ont gagné le match 3-0.

Kévin est dur au mal, et après l’opération et la rééducation la plus rapide que les docteurs aient vu chez un enfant de cet âge, le voilà déjà dehors. Son père voulait le prendre en voiture mais il a insisté pour rentrer à pied avec son frère. Quitte à passer un bon moment en béquilles, autant s’y habituer dès le départ.

Voilà, maintenant le tout est d’attendre que sa jambe se répare totalement pour reprendre le sport. Deux mois de cours sans les entraînements, ça va être dur.

L’histoire de Kévin, c’est une scène parmi tant d’autres dont on peut être témoin grâce à Google Street View. Et l’intérêt du service réside aussi là : non seulement on peut en quelques clics être n’importe où dans le monde, mais on voit aussi des gens dans toutes les situations possibles et imaginables. Cependant, il ne faut pas rester dans l’illusion que Street View nous permet de voyager. Au mieux, il ne s’agit que d’une collection d’instantanés, et l’on ne peut jamais s’asseoir sur un banc pour observer le ballet des quidams. Certaines scènes datent d’il y a plus de 5 ans et resteront figées avant une hypothétique mise à jour. Nul doute que dans le monde de Street View errent des fantômes : ce vieil homme qui se promène dans les rues de Stockholm ou de Tokyo a très bien pu décéder depuis la prise de vue. La présence de passants dans les images n’est qu’illusoire : Street View ne fait qu’offrir une image de la ville, elle aussi imparfaite d’ailleurs. Lorsqu’on se promène virtuellement dans un endroit qu’on connaît, il est facile de se rendre compte que de nombreux changements ont eu lieu depuis le passage de la Google Car. De l’autre côté de l’hôpital Béclère, l’enseigne du McDo est toujours rouge, pourtant cela fait des années que la chaîne de fast-food s’est mise au vert.

JBS

Les trottoirs sont vides, l’air est calme sur ce paysage tranquille de début de matinée, ou milieu d’après-midi. Les murs gris et les devantures claires laissent échapper l’image de ce Paris BCBG où rien ne dépasse et où les manières sont discrètes et raffinées. Dans l’hôtel, derrière la vitre, les clients partagent un café dans une ambiance feutrée, parlant doucement pour ne pas gêner leurs voisins, eux aussi enfoncés dans des chaises moelleuses. Leur personnel de salle paraît d’une humeur détendue et agréable mais pas trop, pour laisser derrière lui l’impression qu’il s’affaire et se dépêche en toute tranquillité, mélange de stress et d’une aimable placidité, de précipitation et de disponibilité. La salle est classique, lumineuse mais cosy. L’odeur des orchidées blanches et roses embaument la pièce, diffusées par le filet d’air frais qui pénètre par la fenêtre presque mal fermée. En tenue impeccable, le ou la réceptionniste garde le dos droit malgré la dureté de son tabouret et sourit au combiné, parce qu’un sourire, ça s’entend. A l’étage, le service de nettoyage efface toute trace de vie antérieure, de passage du temps et de présence humaine, pour que les chambres retrouvent leur aspect de magazine, plastique et rustique, ou peut être moderne.

Un bruit de voiture, un jet de couleur, des formes agressives et métalliques surgissent. Le reflet dans la vitre trop propre apparaît décalé et modifie l’esprit du lieu. Les clients se tournent vers ce drôle de véhicule bariolé et surmonté d’un bizarre appareil, la démarche chaloupée du personnel est troublée par la vue et par l’évènement, des exclamations de surprises s’échappent. Le bruit de l’aspirateur et la sonnerie du téléphone couvrent la scène qui sera retranscrite par les témoins pendant la pause cigarette, dans la petite cour derrière le bâtiment. Mais le mal est fait. Celui qui cherchera, pendant une minute d’ennui ou de curiosité, à découvrir le lieu ne pourra pas saisir ce qu’il est réellement, ni comprendre ce que ressentent ceux et celles qui se trouvent dans l’hôtel ou dans le magasin d’en face. La photographie, incomplète et marquée par la présence de Google ne capte pas une ambiance. Elle ne remplace pas la visite, la découverte par les sens et par le concret. Elle ne manque pas d’intérêt comique pour autant, ou d’intérêt tout court, mais son objet n’est plus la ville, n’est plus les gens, leur vie, ce quotidien dans lequel on baigne lorsqu’on marche dans la rue, c’est la voiture, objet de surprise, qui apparaît l’espace d’un instant volé.

An. L.

En sortant de Notre-Dame, un couple de jeunes touristes danois débattent de leur prochaine visite. Après avoir grimpé au sommet de la tour Eiffel, s’être promené main dans la main à Montmartre puis s’être pris en photo devant la Joconde, nos deux tourtereaux ne savent vers quel lieu éminemment célèbre s’orienter.

Tout le problème réside dans le fait de pouvoir dire, après leur retour au pays, « Ah oui, là, j’y étais ». De ne surtout pas passer à côté d’un lieu célèbre sans s’y arrêter, même si il n’a aucun intérêt.

Nos deux amis décident donc de s’orienter vers le centre Pompidou, « un musée, apparemment ». Leurs yeux alternent entre le plan touristique et leur téléphone portable par lequel ils échangent avec leurs amis restés si loin. De temps en temps, lorsqu’ils remarquent un rassemblement important de badauds, ils lèvent les yeux et prennent en photo le vol de pigeons qui attirait tant d’attentions.

Enfin sur leur gauche ils aperçoivent un amas de tubes et d’autres formes hétérogènes, qui correspond avec la présentation lue dans le guide. Rassurés, ils le contournent et découvrent une place animée à l’arrière du bâtiment. Un flot de touristes déambule dans tous les sens, quelques vendeurs à la sauvette font tinter des tours Eiffel miniatures.

Soudain derrière eux, le bruit d’un véhicule les fait retourner. Surpris, ils découvrent une voiture pour le moins atypique, surmontée d’un trépied étrange ressemblant vaguement à un appareil photo et arborant fièrement les couleurs de la marque américaine Google. Ils comprennent aussitôt la situation. Elle, elle n’a plus que quelques secondes pour réajuster son pull « I love London » sur son pantalon vert pomme. Lui, il ne lui faut qu’un instant pour lancer l’application photo sur son Smartphone. Quand le véhicule passe à leur niveau ils sont fin prêts. Ils se tiennent droit, souriant, et photographient la voiture. Ils savent qu’elle en fait de même. Les flashs se croisent et tendent au même but pour nos touristes. Ils auront une anecdote à raconter à leurs amis. Et ils seront photographiés à Paris, immortalisés par l’objectif du moteur de recherche, consécration suprême pour les touristes qu’ils sont.

Google Street View témoigne de cette relation de l’individu à la photographie en ville. En effet, l’objectif saisi à la fois des passants totalement par surprise, en leur « tirant dans le dos », les surprenants dans des postures naturelles et spontanées. Ils n’ont souvent même pas conscience que leur mouvement est immortalisé par une voiture sur la chaussée. Ce sont eux qui font la ville, la vraie, celle que Google Street View veut mettre en avant, comme une peinture réalisée par un peintre invisible.
Mais la voiture de Google n’est pas transparente : sa présence se remarque, lorsque les badauds la démasquent un autre phénomène se produit. Ce sentiment de réaliser qu’on est sur le point d’être photographiés. De savoir que nous devons être au mieux. De prendre la pause. Alors toute spontanéité nous échappe. Nous devons être droits, souriants, beaux. Alors l’objectif ne saisit plus la ville, mais une mise en scène. Des regards fixes saisis par le numérique. Le narcissisme en flagrant délit.

J.L.

Le sol de Paris est sale, recouvert de petits débris, morceaux de plastique en tout genre et vieux mégots jetés dans le caniveau. Derrière une fourgonnette d’un blanc éclatant, un amas de sacs tantôt vides, tantôt pleins masquent des lignes jaunes déjà bien effacées. Les portes du supermarché sont fermées. Rien ni personne sur le trottoir si ce n’est une poussette abandonnée. Il est déjà tard et un camion doit bientôt ramasser les ordures. Mais l’intérêt n’est pas là. À cette scène ordinaire, tout à fait familière aux fins d’après-midi parisiens, s’ajoute une réalité plus dure, celle que personne ne souhaite voir. D’ailleurs personne n’est là pour observer.

Après une longue journée passée dans les rames du métro, Christine, comme écrasée par ces hautes poubelles vertes y récupère de quoi préparer le diner pour ce soir. Son fils ainé l’assiste méticuleusement dans cette tâche qui est désormais part de son quotidien. Plus de honte ni de peur d’être reconnu.

« Un large choix de produits frais » : ces quelques mots inscrits sur la vitrine du supermarché semblent pourtant se moquer d’eux. Mais peu leur importe. Ces états d’âme sont réservés aux personnes qui ne manquent de rien.

Google Street View immortalise ce triste contraste. À la fois figée et intemporelle, cette image que l’on retrouve en deux ou trois clics fait pénétrer dans l’intime rentrer ce que l’on préfère ignorer.

O. R.


LIMINAIRE le 04/10/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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