Dans le cadre de l’atelier annuel d’écriture numérique (À Louvre ouvert - le musée mis à nu par ses visiteurs, même), qui se déroule cette année encore au Louvre voici le travail mené avec les participants à la seconde des quatre séance d’écriture sur laquelle je leur ai proposé de travailler :
S’inspirer d’une peinture et composer, comme traduit de sa propre émotion, un texte en regard, vers ou prose. Sur la page, le texte s’inscrit en filigrane. Découpes du vers ou de la séquence, syncopes dans le lacis des lignes, tirets pour unique ponctuation, espacements, tout concourt à une appréhension spatiale, assujettie à la vue. Le texte écrit répond à ce jeu de variations et d’échos, évitant soigneusement les références, évoquant d’une manière toute personnelle l’histoire de cette peinture. Un geste, un instant, un lieu.
L’acte du poème est un acte sensible, de connaissance et de reconnaissance du monde renouvelé. Il n’est pas, ne peut pas être, une seule capacité de fixation ou d’élucidation des choses.
Écrire un poème en vers et/ou en prose sur le tableau choisi en tentant de nous expliquer ce qui vous attire, fascine, intrigue dans cette œuvre. Décrire plutôt le regard que l’on porte sur l’œuvre, le cheminement de notre compréhension sur ce que l’on voit, le sens de ce qui est peint, tout en s’appuyant sur une part de description.
1ère étape du travail : se rendre sur place et aller voir l’œuvre choisie. 30mn (1h si l’on écrit directement sur place)
2ème étape du travail : commencer par écrire un long texte où se mélange dans le désordre de leur venue, notes, approches, descriptions, détails, motifs, ce que l’on saisit de suite et dans le même temps ce que l’on ne comprend pas, dans une démarche de réflexion ouverte sur l’œuvre, dans le désordre des émotions et des pensées telles qu’elles arrivent en nous.
Claude Royet-Journoud : « J’écris d’abord de la prose très massive sans aucun intérêt littéraire. Ce n’est pas le poème mais le poème n’existe pas sans cela, mais le poème ne vient pas de la prose. Il y a une confusion qui fait du poème un emprunt à la prose. Or simplement, la prose n’est là que comme un travail sur le corps, un nettoyage ou une possibilité de voir. C’est ce qui permet de ne plus être aveugle : ce qui est la condition ordinaire. Pour sortir de cet aveuglement, il y a ce travail de prose. »
3ème étape : travailler ce texte pour supprimer ce qui est en trop. Ne pas écrire : c’est énigmatique, mais trouver les mots pour restituer cet énigmatique en poème, sans utiliser d’images ou de métaphores, rien de lyrique, juste avec les mots, travailler les silences, les mots dans l’espace, les respirations, les blancs du texte et ce que nous réservent et nous révèlent les mots.
Aérer le texte le plus possible, remplacer la ponctuation par le blanc de la page, le sens circule dans ces respirations
« L’œil ne connaît pas l’œil, il est au centre et chaque chose devant lui est juste et se confirme, l’œil ne regarde pas, il sait d’abord et comme il sait, il voit il trébuche, tout près, sur l’invisible. »
Étranger devant la porte (I. Varitions), Claude Esteban, Farrago / Éditions Léo Scheer, 2001, p. 31
Écouter en ligne les textes des participants
Un jeu d’enfant
« Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons »
Paul Valéry
devant la peinture rien d’elle
pour la comprendre le poème peut m’y aider ce que je crois comprendre suivre le voir
je m’en détourne, ce qui m’attire, note à la hâte, mon poème
Ses premiers mots balbutiements en désordre
Et tout d’abord la douceur des visages
La trajectoire des regards, le sourire, pieds nus sur la roche friable
montagne dans un bleu trouble, lointain rien à voir avec celui des tuniques des manteaux L’arbre isolé dans la chaleur insupportable du paysage italien
Similitude des visages familiarité des liens
Ne pas chercher le sens de ce qui est peint le peindre avec des mots
Le bleu de lapis-lazuli, le blanc de plomb, le brun des terres, le rouge de kermès, le vert de cuivre, le jaune de plomb et d’étain
geste affectueux protecteur vers l’enfant
Ne plus la retenir contemplative, légèrement en retrait Dans cette légèreté une forme de ponctuation
un temps un regard
voir ce qu’on n’a jamais vu le jeu de transparence des étoffes, les plis infinis
des robes
parvenir à révéler ce qui s’y dissimule :
le temps
pieds nus, oubliées les sandales paysage
en déséquilibre
la couleur du drap bleu disparu sous le rouge de la robe
levons le voile
une question pourquoi reste toujours la question même si ce n’est plus tout à fait la même au fil du temps du regard de ses changements
un jeu de lumière
La peinture transforme mon regard change sur elle sur moi ce qui m’entoure parfois troublé par le temps qui est ce que je ne peux pas
voir
devine
Ne pas donner sa langue au chant ?
dimension historique des rajouts qui transforme hystérique le regard porté sur la peinture
ce qu’il reste de peinture et de bleu après effacement rincé
montagnes d’un rêve lointain
perspective atmosphérique aux accents bleutés, cristallins figures et paysage enveloppés d’un voile vaporeux, évanescent de bleuté
ce qu’on appelle l’oubli ?
Avant, ils étaient quasiment verts
Les mots guident nos pas pour mieux nous perdre, ne pas chercher les phrases comme les coups, les phrases c’est pour raconter des histoires, analyser ce que l’on voit, ce que l’on vit.
Lâcher prise
L’innocence sacrifiée
Le voir sans le savoir
L’enfant tient l’animal, empoigne d’une main son oreille droite, sa jambe glissant autour du licol l’attirant vers le sol de tout son poids, la pression de sa jeune main
Brebis patte pliée, recourbée, genou à terre, bête vaincue
Ressemblance troublante des deux femmes
de la même famille
La position inédite l’une sur l’autre, regard entre la mère et son enfant, la jeune femme assise sur les genoux de
sa mère
visage presque aussi jeune que celui de sa fille
Ne pas chercher un sens en dehors du tableau, raconter une histoire qui n’existe pas, inventée de toutes pièces, pièce rapportée comme un bout de tissus rapiécée à même la toile mensonge
vautour caché dans le drapé d’une apparition fantomatique délire d’une lecture éhontée image-devinette inconsciente d’un cauchemar enfantin ?
Mystère profond, l’écouter plutôt que le faire parler, s’en faire l’écho
là juste sous nos yeux ?
Sentiment d’étrangeté
vive les couleurs notamment le bleu du manteau dans ses plis
drapé confus, palimpseste malaisé à saisir, le contour d’une forme
fantôme distante sourire discret main sur la hanche lointaine présence émouvante dans l’ombre en retrait
disparaître derrière figure tutélaire au souvenir toujours présent par-dessus son corps les plis de sa tunique
elle se penche
toute la lumière sur son visage sa nuque nue chair offerte rose sa courbe douce maternelle
elle se penche
pour le retenir l’empêcher de tomber dans le gouffre surtout passer de l’autre côté les quitter nous apparaître
ce qu’il y a entre nous
Le propre du regard dans son envers
Les figures s’emboîtent les unes dans les autres corps à corps avec la peinture
l’agneau
Incarnation du Christ le précipite devant nous
tentant de retenir innocemment cet enfant vers sa perte
Quelle chute donner à un drapé ?
Le temps d’une forme, divin dessein
une vie
mélange des registres L’humain et le divin Le fini et l’inachevé
La peinture et le dessin, les esquisses, les essais, les répliques et les cartons pour le report sur la toile à venir
Petits trous qui révèlent en pointillé les contours des figures à dessiner : un jeu d’enfant
Pierre Ménard
Léonard De Vinci : Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant jouant avec un agneau, dite La Sainte Anne