Une série de douze ateliers d’écriture durant le deuxième semestre des étudiants en première année de Sciences Po, ayant pour but de procéder à l’écriture collective d’une pièce sonore sous la forme d’un récit urbain (entre audioguide, audiolivre et dérive urbaine situationniste).
Les objectifs pédagogiques et les contenus des ateliers artistiques sont définis en adéquation avec le projet éducatif de Sciences Po : développer l’imagination créative, le sens de l’observation, l’analyse critique, la capacité à s’exprimer en public et à argumenter ; l’aptitude à la prise de responsabilités et à l’autonomie, la faculté à susciter une pensée originale et décentrée et le sens du collectif.
Ces enseignements invitent les élèves à s’interroger sur les arts en tant que moyens d’étude, d’approfondissement et de représentation des enjeux contemporains. Ils cherchent, en outre, à stimuler la sensibilité, les facultés de communication et l’acuité intellectuelle de nos étudiants, lesquels sont encouragés à libérer leur imaginaire, à explorer leurs capacités d’expression écrites, orales, sensorielles, corporelles, la connaissance d’eux-mêmes et de l’autre.
« Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté »
Guy Debord [1]
Le but de cet atelier est de sensibiliser les élèves à l’écriture créative et de les amener progressivement de la sensibilisation vers la création d’un texte dans sa dimension sonore. Pour cela, ils découvriront un ensemble d’auteurs contemporains utilisant le son dans leur écriture ou la diffusion de leurs textes, et ils apprendront également à créer, enregistrer et manipuler des sons, bruits de la ville ou lectures de textes écrits en cours, à élaborer le scénario d’une pièce sonore collective sous la forme d’un récit urbain (entre audioguide et dérive urbaine situationniste).
Cette première séance est l’occasion de présenter l’ensemble des douze séances d’ateliers aux élèves. De se présenter, parler de son travail d’écriture, de son approche du numérique, et des deux ateliers menés avec les étudiants de Sciences Po lors de ses deux dernières années, avec Twitter (Mémoire vive) et Google Street View (Inventer la ville).
Pour lancer notre travail de récit sonore collectif besoin il nous faut d’abord nous mettre d’accord ensemble sur l’histoire, le scénario, la localisation de notre récit, son itinéraire (avec création d’une carte sur Google Maps).
À l’issue de ce travail préparatoire, nous aborderons l’écriture avec un atelier à partir du texte de Georges Perec : Un homme qui dort.
« Plus tard, le jour de ton examen arrive et tu ne te lèves pas. Ce n’est pas un geste prémédité, ce n’est pas un geste, d’ailleurs, mais une absence de geste, un geste que tu ne fais pas, des gestes que tu évites de faire. Tu t’es couché tôt, ton sommeil a été paisible, tu avais remonté ton réveil, tu l’as entendu sonner, tu as attendu qu’il sonne, pendant plusieurs minute au moins, déjà réveillé par la chaleur, ou par la lumière, ou par le bruit des laitiers, des boueurs, ou par l’attente.
Ton réveil sonne, tu ne bouges absolument pas, tu restes dans ton lit, tu refermes les yeux. D’autres réveils se mettent à sonner dans les chambres voisines. Tu entends des bruits d’eau, des portes qui se ferment, des pas qui se précipitent dans les escaliers. La rue Saint-Honoré commence à s’emplir de bruits de voitures, crissement des pneus, passage des vitesses, brefs appels d’avertisseurs. Des volets claquent, les marchands relèvent leurs rideaux de fer.
Tu ne bouges pas. Tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie, un double fantomatique et méticuleux fait, peut-être, à ta place , un à un, les gestes que tu ne fais plus : il se lève, se lave, se rase, se vêt, s’en va. Tu le laisses bondir dans les escaliers, courir dans la rue, attraper l’autobus au vol, arriver à l’heure dite, essoufflé, triomphant, aux portes de la salle. Certificat d’Études Supérieures de Sociologie Générale. Première épreuve écrite.
Tu te lèves trop tard. Là-bas, des têtes studieuses ou ennuyées se penchent pensivement sur les pupitres. Les regards peut-être inquiets de tes amis convergent vers ta place restée libre. Tu ne diras pas sur quatre, huit ou douze feuillets ce que tu sais, ce que tu penses, ce que tu sais qu’il faut penser sur l’aliénation, sur les ouvriers, sur la modernité et sur les loisirs, sur les cols blancs ou sur l’automation, sur la connaissance d’autrui, sur Marx rival de Tocqueville, sur Weber ennemi de Lukács. De toute façon, tu n’aurais rien dit car tu ne sais pas grand-chose et tu ne penses rien. Ta place reste vide. Tu ne finiras pas ta licence, tu ne commenceras jamais de diplôme. Tu ne feras plus d’études.
Tu prépares, comme chaque jour, un bol de Nescafé ; tu y ajoutes, comme chaque jour, quelques gouttes de lait concentré sucré. Tu ne te laves pas, tu t’habilles à peine. Dans une bassine de matière plastique rose, tu mets à tremper trois paires de chaussettes. »
Georges Perec, Un homme qui dort
L’absence et le morcellement :
« La vie n’existe que par les détails que l’on observe, écrit Hubert Guillaud, tout détail étant égal à un autre. Dans cette narration hypnotique, où toute intrigue est absente, où les activités du personnage sont insignifiantes, sans valeurs, nivelant tout acte au niveau des autres, est-ce vraiment l’indifférence, dont se revendique le personnage qui prédomine, ou au contraire une haute conscience de soi ? »
Une absence d’identité, de volonté, de mémoire, incarnée par le personnage même qui cherche à effacer, de manière symbolique, sa présence au monde.
Une image fragmentée de celui qui se regarde et qui, de plus, ressent dans son propre corps un morcellement : « le corps, à cet instant, ne présente plus du tout la belle unité de tout à l’heure, en fait, il s’étale dans tous les sens. »
Pour notre fiction nous utiliserons plutôt la deuxième personne (celle qu’utilise Michel Butor dans La modification (le voyage d’un homme dans le train Paris-Rome, pour rejoindre sa maîtresse, son cheminement de pensée, ses réflexions et ses multiples décisions, lesquelles changent au fur et à mesure du trajet). L’utilisation du vouvoiement est une technique littéraire qui oblige le lecteur à s’identifier au personnage, à être concerné par les idées qui lui viennent sans cesse, car le narrateur s’adresse au lecteur, celui-ci étant le personnage principal ou un autre personnage récurrent au sein de la narration.
« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.
Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.
Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans.
Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en plis minces, vos cheveux qui se clairsèment et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour vous, pour Henriette et pour Cécile, ni même pour les enfants désormais, sont un peu hérissés et tout votre corps à l’intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans son réveil imparfait, d’une eau agitée et gazeuse pleine d’animalcules en suspension. »
Michel Butor, La modification
« Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est–il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? [...] Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt ; comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. »
Georges Perec [2]
Proposition d’écriture :
Écrire un chant intérieur, une litanie puissante et poétique, sous la forme d’une voix hypnotique et anonyme qui s’énonce, et qui se parle à soi-même à la deuxième personne dans une succession de paragraphes sans véritable cohérence.
Ce monologue intérieur prend forme itinérante et décrit par le biais d’accumulations d’absences, notations factuelles, énumérations systématiques qui n’ont d’autre intention que de dire l’inanité de tout, mots croisés du vide, les déambulations dans la ville d’un piéton sans but.
C’est l’enregistrement clinique d’une disparition, la disparition du moi, et le récit d’un apprentissage. Décrire ainsi la ville dans une accumulation des faits, l’enregistrement d’une introspection « à froid », de la description ordinaire des choses, de l’empilement des pas, de l’attention méticuleuse, obsessionnelle, à la plus contingente banalité, au détail le plus insignifiant.
Textes des élèves :
[1] « Théorie de la dérive », Les Lèvres Nues, n° 9, novembre 1956.
[2] Georges Perec, L’infra-ordinaire, Les éditions du Seuil.