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L’idée de ces ateliers est de proposer parallèlement aux étudiants de la Faculté de Lettres et à ceux de Sciences-Po à Poitiers une série de huit ateliers d’écriture sur la société, le monde qui nous entoure, dans une interrogation de la langue. Notre société nous impose la blessure et le manque ; notre monde y répond par la nécessité d’un dire qui ne se contente pas de témoigner : à la croisée des sens on y entend battre — dans tous les sens du terme (donner des coups pour la vie, frapper pour la mort) — un cœur.

« Capter, cambrioler, s’emparer, détourner, casser la perception du monde en mille morceaux et remonter ces morceaux dans un autre ordre pour essayer de donner, de ce monde, une image reconstruite. »

Jean Echenoz

Nous avons travaillé lors de la première de nos séances, le jeudi 22 octobre, à partir des œuvres de deux auteurs contemporains, autour de l’ouvrage de Jean-Charles Masséra, United Emmerdements Of New Order, précédé de United Problems Of coût de la main-d’œuvre, publié par P.O.L., et celui de Patrick Bouvet, Chaos Boy, publié aux éditions de l’Olivier, en 2004.

Premier exercice : Confronter le jargon économico-administratif aux "brèves de comptoir" dont on est tous témoin tous les jours, détourner les tics et les codes du langage juridique, tordre le cou à la "langue de bois" politique, aux messages publicitaires, au formatage des nouvelles du 20 heures, et à la mondialisation qu’on nous propose en kit. Composer à partir de ce matériau hétéroclite une sorte de ReadyMade global.

Voici un des textes écrits par un élève :

Tour d’ivoire

Enfermé haut dans sa tour d’ivoire, l’économiste observe, réfléchit, analyse. Sentence sans appel.

Le marché est en crise. Surproduction critique, croissance ralentie, bourse en chute. Or, sans équilibre microéconomique, le royaume ne peut espérer la prospérité macroéconomique. L’offre ne rencontre désespérément pas la demande et reste seule, endormie, dans son donjon. « Aucune déclaration ».

Les instances parentales prennent la situation en main. Politiques monétaires, dynamisation de l’emploi, stimulation des activités spéculatives…mais la relance se fait attendre. Dégradation du climat social. « Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat ».

C’est alors que, sur son noble destrier, arrive la demande, venue empêcher le royaume de sombrer dans la récession. Prenant son courage à deux mains, elle procède à une restructuration du tissu industriel et promet une augmentation du pouvoir d’achat. Bravant la tempête, le pessimisme des agents, les précipices et la frilosité des banques à accorder des crédits, elle redresse la situation économique et atteint le sommet du cours de la Bourse. « Le pire est derrière nous ».

La demande rencontre l’offre, permettant une situation de plein emploi et une stabilisation de l’inflation. Entrée dans un cycle de croissance qui vécu heureuse et eut beaucoup d’enfants.

Deuxième exercice :

Quelques fragments de commentaires en direct sont sélectionnés (à la télé, à la radio), des bribes d’information (dans la presse), diverses sources médiatiques sous lesquelles se trouve noyé aujourd’hui notre quotidien, progressivement modifiés, interpénétrés, échangés, mixés. Dans cet incongru mixage, les phrases prennent alors la tournure d’effrayantes ritournelles. L’ensemble produit une langue morcelée, déroutante, qui s’érige sur et par le chaos, en une critique de la médiatisation à outrance dans un monde en pleine explosion.

Voici un des textes écrits par un élève :

Un soir, trois immigrés, un charter, une direction initiale et une destination finale.

Un crime sous le regard blafard et inquisiteur de l’acte nocturne. Inquisiteur mais impassible, presque insensible, parce qu’ici, c’est comme ça.

Trois morceaux de vie, trois germes d’existence, un bout de tôle encadré de réacteurs, un bout de tôle héliophile parti direction l’Est saluer le soleil à son réveil.

Car le bordel, c’est bien connu, c’est toujours mieux quand c’est ailleurs.

À l’Ouest, bilan immaculé : parcelle territoriale débarrassée, désinfectée, aseptisée, soulagée de présences dont on tolère l’existence, oui, mais plus loin… Là-bas.

Vingt briques, cent quarante-quatre heures de logement : le prix de notre conscience, le lavage de nos mains, elles, maculées.

Vous n’avez besoin de rien d’autre on pense, non ! On est sûr, oui, vous n’avez besoin de rien d’autre, Merci, Au revoir, Adieu plutôt ! Et passez-leur le bonjour… Là-bas. De la part du pays des Droits de l’Homme.


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