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Séance 52

Cet atelier figure dans l’ouvrage Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d’écriture, édité chez Publie.net en version numérique et imprimée : 456 pages, 24€ / 5,99€.

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Proposition d’écriture :

Le poème comme expérience. Saisir des événements apparemment anodins, banals, décomposés avec précision dans le texte, de manière presque démonstrative, et le plus brièvement possible, afin d’en détailler et d’en agrandir la succession et les infimes articulations, à la manière dont l’esprit s’en saisit, selon son mouvement et son rythme.

Cahier de verdure, Philippe Jaccottet, Gallimard, 1990.

Présentation du texte :

La poésie de Philippe Jaccottet, c’est à fois un traité du regard et un art de la notation.

La question du fragment, des débris et des éclats y sont des motifs insistants de son écriture, avec une inclinaison pour le haïku. Pour Philippe Jaccottet le poème ne vaut rien s’il ne constitue pas une expérience. Sa poésie se présente donc comme le travail de l’inexpliqué ou des moments inexplicables. « Le poète s’étonne, écrit Jean-Michel Maulpoix — et, en lui, l’esprit se saisit, selon son mouvement et son rythme, décomposés ici de manière presque démonstrative — d’un événement, qui justement ne touchait personne. Ou plutôt de plusieurs événements, dont le poème en sa brièveté note pourtant, détaille et agrandit la succession et les articulations. »

Extraits :

1

« Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu’un peu de cette poussière s’allume dans un regard, c’est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c’est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l’origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles.

Cette fois, il s’agissait d’un cerisier ; non pas d’un cerisier en fleurs, qui nous parle un langage limpide ; mais d’un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l’autre côté d’un grand champ de blé. C’était une fois de plus comme si quelqu’un était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun signe ; quelqu’un, ou plutôt quelque chose, et une « chose belle » certes ; mais, alors que, s’il s’était agi d’une figure humaine, d’une promeneuse, à ma joie se fussent mêlés du trouble et le besoin, bientôt, de courir à elle, de la rejoindre, d’abord incapable de parler, et pas seulement pour avoir trop couru, puis de l’écouter, de répondre, de la prendre au filet de mes paroles ou de me prendre à celui des siennes - et eût commencé, avec un peu de chance, une tout autre histoire, dans un mélange, plus ou moins stable, de lumière et d’ombre, alors qu’une nouvelle histoire d’amour eût commencé là comme un nouveau ruisseau né d’une source neuve, au printemps pour ce cerisier, je n’éprouvais nul désir de le rejoindre, de le conquérir, de le posséder ; ou plutôt : c’était fait, j’avais été rejoint, conquis, je n’avais absolument rien à attendre, à demander de plus ; il s’agissait d’une autre espèce d’histoire, de rencontre, de parole. Plus difficile encore à saisir.

Le sûr, c’est que ce même cerisier, extrait, abstrait de son lieu, ne m’aurait pas dit grand-chose, pas la même chose en tout cas. Non plus si Je l’avais surpris à un autre moment du jour. Peut-être aussi serait-il resté muet, si j’avais voulu le chercher, l’interroger. (Certains pensent que « le ciel se détourne » de ceux qui le fatiguent de leur attente, de leurs prières. Si l’on prenait ces mots au pied de la lettre, quel grincement de gonds cela ferait à nos oreilles ... )

J’essaie de me rappeler de mon mieux, et d’abord, que c’était le soir, assez tard même, longtemps après le coucher du soleil, à cette heure où la lumière se prolonge au-delà de ce qu’on espérait, avant que l’obscurité ne l’emporte définitivement, ce qui est de toute manière une grâce ; parce qu’un délai est accordé, une séparation retardée, un sourd déchirement atténué - comme quand, il y a longtemps de cela, quelqu’un apportait une lampe à votre chevet pour éloigner les fantômes. C’est aussi une heure où cette lumière survivante, son foyer n’étant plus visible, semble émaner de l’intérieur des choses et monter du sol ; et, ce soir-là, du chemin de terre que nous suivions ou plutôt du champ de blé déjà haut mais encore de couleur verte, presque métallique, de sorte qu’on pensait un instant à une lame, comme s’il ressemblait à la faux qui allait le trancher.

Il se produisait donc une espèce de métamorphose : ce sol qui devenait de la lumière ; ce blé qui évoquait l’acier. En même temps, c’était comme si les contraires se rapprochaient, se fondaient, dans ce moment, lui-même, de transition du jour à la nuit où la lune, telle une vestale, allait venir relayer le soleil athlétique. Ainsi nous trouvions-nous reconduits, non pas d’une poigne autoritaire ou par le fouet de la foudre, mais sous une pression presque imperceptible et tendre comme une caresse, très loin en arrière dans le temps, et tout au fond de nous, vers cet âge imaginaire où le plus proche et le plus lointain étaient encore liés, de sorte que le monde offrait les apparences rassurantes d’une maison ou même, quelquefois, d’un temple, et la vie celles d’une musique. Je crois que c’était le reflet très affaibli de cela qui me parvenait encore, comme nous parvient cette lumière si vieille que les astronomes l’ont appelée « fossile ». Nous marchions dans une grande maison aux portes ouvertes, qu’une lampe invisible éclairait sourdement ; le ciel était comme une paroi de verre vibrant à peine au passage de l’air rafraîchi. Les chemins étaient ceux d’une maison ; l’herbe et la faux ne faisaient plus qu’un ; le silence était moins rompu qu’agrandi par l’aboi d’un chien et les derniers faibles cris des oiseaux. Un vantail plaqué d’une mince couche d’argent avait tourné vers nous son miroitement. C’est alors, c’est là qu’était apparu, relativement loin, de l’autre côté, à la lisière du champ, parmi d’autres arbres de plus en plus sombres et qui seraient bientôt plus noirs que la nuit abritant leur sommeil de feuilles et d’ oiseaux, ce grand cerisier chargé de cerises. Ses fruits étaient comme une longue grappe de rouge, une coulée de rouge, dans du vert sombre ; des fruits dans un berceau ou une corbeille de feuilles ; du rouge dans du vert, à l’heure du glissement des choses les unes dans les autres, à l’heure d’une lente et silencieuse apparence de métamorphose, à l’heure de l’apparition, presque, d’un autre monde. L’heure où quelque chose semble tourner comme une porte sur ses gonds. »
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Cahier de verdure, Philippe Jaccottet, Gallimard, 1990.

Auteur :

Philippe Jaccottet est né à Moudon (Suisse) le 30 juin 1925. Il a fait ses études de lettres à Lausanne puis vit quelques années à Paris. Il s’installe en 1953 à Grignan dans la Drôme. Traducteur de poètes (Höderlin, Rilke, Ungaretti, ect...). Il a reçu le Grand Prix de Poésie de la Ville de Paris en 1985, le Grand Prix national de Poésie en 1995, le Prix Höderlin de la ville et de l’Université de Tübingen en juin 1997 et le Grand Prix de Poésie de la SGDL (Société des gens de lettres) en 1998. Bibliographie disponible sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

Lien :

Interview de Philippe Jaccottet sur le site Suisse "Culturactif"

Cours de Jean-Michel Maulpoix sur Jaccottet

Poèmes de Philippe Jaccottet en ligne

Article sur le "Cahier de verdure" dans le "Matricule des Anges"


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