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En lisant en écrivant : lectures versatiles #68

Rivière décrit le quotidien de Jean-Baptiste Rivière qui doit se reconstruire après la disparition brutale de sa femme Claire, son grand amour. « Comment vivre encore quand les clartés de l’amour, de la connaissance, de la foi et de la raison s’éteignent brusquement, quand ce qui faisait le sel de la vie disparaît ? » Jean-Baptiste rafistole son chagrin en mettant les mains dans la terre, en empruntant des livres à la médiathèque, en tweetant également. Enfermé dans son chagrin, seul avec son chien, dans son jardin, il se penche sur son passé, se souvient de sa rencontre avec Claire, de leur histoire d’amour, leurs voyages et la musique qu’ils écoutaient ensemble, tandis que la voix fantomatique de Claire s’insère en creux dans son récit. C’est finalement en se tournant vers les autres, en travaillant pour eux, dans leur jardin, qu’il reprend pied peu à peu. Un roman fluide, épuré et lumineux sur un amour par delà la mort.

Rivière, de Lucien Suel, Cours toujours, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Au fil de la nuit, la sueur a coulé en ruisselets sur sa poitrine, sa gorge, dans son dos, flaque du haut en bas de son corps. Il baigne, pyjama et draps trempés, se déplace dans le lit — grand dans sa solitude —, trouve une place sèche où se rendormir, fredonnant pour se bercer « Dans le mitan du lit, la rivière est profonde », finissant par basculer dans le sommeil, noyé dans un fleuve sacré, Gange ou Jourdain. Puis il voit Mao traverser les flots de sang du Yang-Tseu-Kiang à la nage. Ensuite, il ouvre les yeux au jour nouveau.

Il parcourt les journaux sur internet. Femmes yézidies, lycéennes nigérianes, ouvriers coptes, martyrisés par des fanatiques se réclamant de l’Islam, misérables Érythréens fuyant les persécutions du pouvoir, noyés au large de la Sicile, exposés dans un hangar de Lampedusa, bouches ouvertes pour une dernière goulée d’oxygène. Jean-Baptiste pense à la terreur, aux noyés de la Loire, à ceux du Titanic, du Lusitania, du Herald of Free Enterprise à Zeebrugge. Il se souvient de sa propre peur, en 2009, dans une bâche de la côte d’Opale quand, pris dans le courant de la marée descendante, il manquait de force pour nager vers la rive.
Il se rappelle la main de celui qui l’a saisi, ramené sur le bord, la force de ce lien, signe visible de fraternité. « Vous savez, c’est un champion de natation ! Il fait partie d’une équipe. » La femme de son sauveur a prononcé cette phrase. Jean-Baptiste s’est confondu en remerciements avant d’aller rejoindre sa serviette et ses sandales près des chars à voile Il s’est assis, seul et silencieux au milieu des familles bruyantes. Il ne connaît pas le nom de cet homme. Il a oublié son visage, mais pas la sensation de sa main dans la sienne. Ne l’oubliera jamais. Ni le jour ni l’heure. 23 août, 6 h du soir. Tout ce temps gagné sur le destin, il le savoure. Le lendemain, il a de nouveau pensé à ce secret qui s’amplifie dans sa tête et qu’il appelle le « retrait. » Loin des rumeurs et des idéologies, portant toute son attention au monde. Intérieur et extérieur. Comme un « Pauvre Martin » creusant la terre, creusant le champ, creusant le temps.

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Jean-Baptiste, Jean le Baptiste, prophète. Est-ce son père qui a choisi ce prénom ? Ou sa mère ? Il ne sait pas. Personne ne l’a éclairé. Plus tard, il a saisi l’humour d’un tel choix. Jean-Baptiste les pieds dans l’eau. Le Précurseur. Yahyâ al-’ùrdunn, s’il était arabe ! Yo’hanan HaMatebil Yarden — ainsi nommé le Jourdain —, s’il était juif. Le Bourgeois gentilhomme était monsieur Rivière sans le savoir.
Mots-clés : father, mother, river Jordan. Il se surprend à visionner Johnny Cash sur Youtube. « Wayfaring Stranger », cœur serré, regard larmoyant, « Je ne suis rien qu’un pauvre étranger en voyage, je vais traverser le Jourdain pour voir mon père, je vais traverser le Jourdain pour voir ma mère. Elle m’a dit qu’elle viendrait à ma rencontre le moment venu...  » Il sent une autre main, celle de Claire qui prend la sienne au-dessus de la table de la cuisine pendant le repas. Il lui dit qu’il faudra passer ce CD le jour de ses funérailles.
Mais c’est elle qui est partie avant.

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Je suis morte. Je suis présence absente, 
âme flottante, ange clair-obscur, ectoplasme 
transparent, brouillard effiloché dans 
les limbes lointains. Aucune matière, ni 
mouvement, ni topographie. Sans transition, 
passée des derniers spasmes de l’agonie à 
la mort vivante. Ma main droite empêtrée
dans la perfusion lisse le drap du lit. 
La rivière est profonde. Mon histoire est 
bornée, mise entre parenthèses, 17 mars 1952 — 
23 octobre 2001. Je ne sais pas où 
je suis. Esprit en extension, traînée 
de neurones dans l’espace. J’essaie de 
me représenter, gonflée de souvenirs, lestée 
de souffrance, noyée d’amour. Je n’ai plus 
de corps, plus de sensations, seulement 
des mots, des sentiments, des souvenirs, 
des visions fuligineuses. C’est un 
arrachement. Jean-Baptiste, je veux
te parler, te dire je t’aime, toujours, 
maintenant, jamais. Te montrer des images 
d’avant ma mort. Je lève les bras pour 
remettre en place une épingle à cheveux. 
J’épluche une pomme, je bois du lait chaud. 
Je choisis une jupe dans la garde-robe. 
Je creuse encore la terre avec toi. 
Nous bâtissons, nous plantons. Tu dis que 
je suis belle. Clairière, claire et rivière. 
Tu regardes l’infirmier débrancher la pompe à 
morphine. Tu caresses ma joue froide, poses 
tes lèvres sur ma bouche fermée. Je suis morte 
depuis quelques minutes, depuis cent ans.

Plusieurs écrivains se nomment Rivière. Le plus connu est sans doute Jacques Rivière, secrétaire de la NRF, ami d’Alain-Fournier dont il épousa la sœur Isabelle. Mais ce n’est pas à lui que Jean-Baptiste pense, même si, adolescent, la lecture du Grand Meaulnes l’a captivé. 11 laisse Jacques et choisit Jean Rivière, écrivain-paysan, auteur de La Vie simple, un ouvrage édité par Robert Morel en 1969. C’est au cours d’une de ses visites à Emmaüs qu’il en a découvert un exemplaire. Jean-Baptiste aurait voulu avoir écrit ce livre. Il aurait aussi aimé le lire avec Claire au moment de sa parution, quand ils envisageaient de vivre simplement du travail de leurs mains dans la terre d’Ardèche ou d’ailleurs.

Les papillons de nuit dansent autour de la lampe allumée dans la cour. Non seulement ils risquent de se brûler les ailes, mais ils ne savent pas qu’à tout moment, la lumière peut leur être supprimée. Jean-Baptiste imagine leur désarroi, la danse interrompue, la dispersion. Comment vivre encore quand les clartés de l’amour, de la connaissance, de la foi et de la raison s’éteignent brutalement, quand ce qui faisait le sel de la vie disparaît ? Plusieurs fois déjà, on lui a coupé le courant. La première fois, adolescent, il a pleuré quand il a compris que l’Absolu était relatif, inatteignable. Ensuite, militant pour un monde « meilleur », constatant qu’une grande partie de l’entourage intellectuel se préoccupait essentiellement d’accéder au pouvoir et à ses privilèges. Et pour couronner l’ensemble, au sortir des années soixante-dix, le cynisme assumé des économistes et du monde politique. Tout cela débouchant, en fin de compte, en fin de parcours, sur la dégénérescence de la démocratie et le passage des « lumières » au nihilisme. Heureusement, il y avait Claire. Il y avait...

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Des silhouettes dangereuses me frôlent, 
glissent dans mon sillage. Mes yeux sont 
clos pourtant je vois avec je ne sais quoi. 
Je suis aveugle dans la lumière, à l’est 
d’Éden, au Midi à minuit, dans toutes
les directions du cosmos visible, du cosmos 
invisible. Je n’ai pas de masse mais j’ose 
dire, j’ose penser que mon cœur est lourd, 
que mon ventre est rond, que mon sexe est 
humide. Je suis morte et je m’appelle Claire 
Rivière. Je vois mon amour il avance penché 
vers la terre. Je te vois Jean-Baptiste 
marchant sous la lune, t’arrêtant pour 
scruter une flaque d’eau qui brille dans 
la nuit, puis lever les yeux vers la Grande 
Ourse. Tu formes mon nom sur tes lèvres. 
C’est une prière qui se mêle au brouillard 
des prairies gorgées d’eau. Je flotte dans 
une éternité indicible. Je suis partie, 
je suis loin. Une pulsation dans l’espace-
temps. Je garde l’empreinte de tes mains, 
de tes doigts, de ta langue et de ton sexe 
en moi. Je te chevauche dans le noir. 
Je ruisselle et gémis. Tu danses devant 
es éclairs de l’orage. Je lèche ta 
blessure, ton cœur déchiré, je partage 
le fardeau de ton chagrin. Nous nageons 
ensemble dans les algues molles mais 
ce n’est pas Le Monde du Fleuve. 
Quel que soit l’endroit, le non-lieu 
où je suis, je n’y vois pas les personnages 
de Philip José Farmer, je n’y vois pas 
les androïdes de Philip K. Dick, 
ni les créatures de Jack Vance. Pourtant, 
constamment dans mes oreilles, j’ai 
l’impression d’un bruissement d’ailes, 
un kaléidoscope de voyelles colorées, 
un murmure de photons. Comme dans notre 
monde d’avant quand, lisant le soir dans 
la maison, rideaux tirés, le silence 
n’était rompu que lorsque l’un de nous 
tournait la page.

Au cours de son existence, et particulièrement dans son enfance, Jean-Baptiste Rivière a tué, voire massacré, de nombreux animaux, mouches, guêpes, frelons, mous-tiques, araignées, limaces, escargots, chenilles et larves diverses, papillons piérides du chou, grenouilles, lapins — domestiques et de garenne —, canards, poules et poulets, un pigeon, deux chats malades, chiots et chatons, divers poissons de rivière - de l’épinoche à la truite -, écrevisses, coques, moules, huîtres.
Tous ces animaux sont morts de multiples manières, écrabouillés, carbonisés, empoisonnés, noyés, asphyxiés, éventrés, tailladés, déchiquetés, égorgés, pendus, décapités, enterrés, étouffés, étranglés, ébouillantés, avalés vifs. Adulte, il a même été complice dans l’assassinat brutal de deux porcs en pleine santé, les ayant anesthésiés d’un coup de masse avant que le tueur professionnel ne leur tranche la gorge.

Jusqu’à présent, il n’a jamais été pris dans une bagarre de voyous, il a toujours réussi à y échapper, soit en se tenant à l’écart, soit en utilisant les ressources de sa langue. soit en courant très vite. En revanche, une fois, dans son enfance, il a été méchamment violent avec un autre écolier : après la classe, sur le chemin du retour, dans le groupe du même quartier, ce garçon l’a insulté, criant : « Sale rouquin, tu pues ! » Jean-Baptiste a foncé sur lui, l’a saisi et claqué à terre. Il a même pensé lui balancer son cartable dans rivière, mais il s’est rentré à la maison, il a fait ses devoirs sans rien dire à ses parents. Mal à l’aise d’avoir agi avec brutalité, se promettant de ne plus recommencer. »

Rivière, de Lucien Suel, Cours toujours, 2022.

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