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En lisant en écrivant : lectures versatiles #29

Aubin garde un souvenir mémorable et douloureux de son Grand Oncle, Anchise, un soir d’orage où les abeilles de son rucher avaient attaqué sa mère et lui. Le jeune homme s’échappe quelques heures du purgatoire familial et part se dépenser à grandes foulées. Il se réfugie sur les hauteurs du village où se situait l’ancienne maison d’Anchise deux décennies plus tôt, avant que le vieil apiculteur ne « s’immole dans sa voiture ». La maison à l’abandon est en voie de démolition, bientôt les engins de travaux viendront y construire une déchetterie ultramoderne, triomphe du recyclage dans une société de consommation. Aubin y rencontre Adel qui lui ouvre l’horizon, lui fait découvrir la musique de Chet Baker, et l’aide à se révéler. Le neveu d’Anchise de Maryline Desbiolles est un roman initiatique, poétique, rythmé et lumineux.

Le neveu d’Anchise, Maryline Desbiolles, Seuil, 2021.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« À perdre haleine je cours, j’entends battre mon cœur, mon cœur près d’exploser sous le coup d’une joie trop grande pour moi, une joie que je ne connais pas et qui m’emplit pourtant et me déborde, une joie pour rien ou parce que je cours si vite dans la colline, tout l’horizon, le ciel, le bleu du ciel entré en moi, dans mes poumons, inspirer expirer, le bleu du ciel est l’air que je respire, une joie pour rien ou parce que j’avale la colline, que je traverse les herbes et les buissons si vite que rien ne m’atteint, ni les branches ni les épines, avalées elles aussi, j’en ris tout seul et je pousse des cris de bête des bois, comme un cinglé, un idiot, inondé par la bêtise bienheureuse de la joie. Personne ne peut m’attraper tant que je cours, projeté au-devant de moi, inconnu quittant dans la foulée l’enveloppe de sa mue. Personne ne peut m’attraper tant que j’accomplis la course de ma métamorphose. Je n’ai plus de nom, je ne suis plus le fils de personne, pas même du dragon, je porte dans mes jeunes os les vieux os d’Anchise qui n’est pas de ma famille, qui n’est pas mon grand-oncle, mais celui à qui j’ai joué quand j’étais petit. Je porte dans mes jeunes os les vieux os d’Anchise qui a embrasé le paysage, se condamnant à brûler d’amour à la lettre, faute de brûler d’amour de tout son corps, muscles, chair, organes, je porte dans mes jeunes os les cendres chaudes d’Anchise et mes jeunes os s’enflamment, je pousse des cris de bête des bois, comme un cinglé, un idiot, je pourrais m’enflammer de tout mon corps. Lorsque je frôle en courant les arbres, que ma peau s’égratigne aux écorces, je vois sur mon passage mille étincelles s’élever, je suis un porte-feu.


Depuis ma visite au chantier, un dimanche, je m’étais juré de ne pas retourner sur les lieux d’Anchise auxquels on a fait si grande offense, mais je n’ai pas tenu parole. Je m’en vais rôder par là-bas à vélo, je fais un tour.
Je l’ai rencontré devant le portail de la déchetterie. J’étais perché sur mon vélo et il sortait tout juste, il déboulait même, aurait-on dit, s’emportant à voix haute contre son portable qui ne passait pas là-dedans. Il m’a lancé un tel sourire, si brillant, que je n’ai d’abord pas compris que là-dedans il travaillait, qu’il était justement le gardien de la déchetterie. Était-ce bien à moi d’ailleurs qu’il souriait brillamment ? Peut-être souriait-il à la sortie, au monde qu’il retrouvait. Son sourire ne collait pas. Et sans doute est-il quelqu’un qui ne colle pas.
Mais jamais échange de prénoms ne m’a paru si accordé. Aubin Adel.
Adel je ne sais pas le décrire, il a des yeux jaunes, et tout est dit. Adel je ne sais pas le décrire, il a des dents petites, des lèvres mauves, et tout est dit. Adel je ne sais pas le décrire, il est très fin, sourire fin, esprit fin, air fin, fine bouche, fine lame, fin du fin, fin mot, Adel a des mains graciles, les ongles un peu rongés, la peau délicate, très délicate, la taille déliée, les muscles déliés, la langue, et tout est dit. Adel a des cheveux courts et noirs, les boucles retenues, prêtes à jaillir, à buissonner. Adel est un buisson. Adel est mat de peau mais il est brillant aussi, il sourit plus brillamment que quiconque, Adel a les yeux brillants, et tout est dit. Adel a des pommettes hautes. La perfection de son visage est si douloureuse — j’en ai un coup au ventre —que le bouton de fièvre sur sa bouche est réconfortant. Il déforme le bord droit de sa lèvre supérieure mais Adel s’en fiche, il ne cherche pas à le cacher, il rit et il étincelle, le bouton de fièvre est une perle irrégulière, un ornement. Adel est irrégulier. Adel je pourrais le décrire toujours et rien ne serait dit.
Cent lignes d’Adel, mille fois Adel sur toute la page marges comprises Adel sans espace sans respiration sans reprendre son souffle Adel à bout de souffle.
Adel Aubin.
Adel et moi marchons sur les lieux d’Anchise, sur le grand corps allongé d’Anchise qui repose.
On avait tenté de me cacher que le grand-oncle s’était suicidé, on avait tenté de me cacher la manière qu’il avait eue d’en finir, mais j’avais dû surprendre des conversations, et sans doute découvrir le pot aux roses par la bouche de Tatie Stef, qui ne sait pas être discrète.
Je m’étais longtemps demandé ce qu’on avait bien pu enterrer du grand-oncle. J’essayais de ne pas me le représenter. Avait-on seulement pu séparer le corps carbonisé d’avec les matériaux de la voiture qu’Anchise avait incendiée ? Le plastique, l’aluminium, le similicuir, la mousse du siège où Anchise, à la lettre, se consuma.
Dès notre première rencontre j’ai failli en parler à Adel qui me désignait les conteneurs où les déchets sont répartis selon leurs qualités et sous sa surveillance. Mais je me suis heureusement retenu. Je me suis heureusement retenu de lui jeter ma bizarrerie à la figure. Je lui en toucherais un mot plus tard lorsque lui-même m’aurait avoué que le plus drôle était que son propre père avait longtemps fréquenté les décharges pour des raisons économiques mais aussi par goût et qu’il y avait souvent fait des trouvailles.
Nous ne sommes plus au temps des trouvailles mais au temps de la sélection. Il nous faut désormais une carte pour que s’ouvre le portail de la déchetterie. Il nous faut être agréé. Il nous faut montrer patte blanche. Nous ne sommes plus au temps du tas indifférencié mais au temps du tri sélectif. Nous ne sommes plus au temps des récupérateurs, des chineurs, des gitans, des artistes. Nous ne sommes plus au temps des chiens mais au temps des agents de déchetterie. Et celle-ci est flambant neuve, ultramoderne, étagée au-dessus de la départementale, végétalisée et paysagère s’il vous plaît. Les conteneurs sont dérobés à la vue des usagers de la route par une structure en béton et bois, par des arbres quand ils auront poussé.
Mon père collecte les déchets, mon grand-oncle a une déchetterie sur le dos, sur le ventre, entre ses cuisses et ses bras, mon ami est le gardien de la déchetterie. Nous sommes au temps des déchets.
Le saccage de la maison d’Anchise est désormais bétonné et Adel en est le gardien.
Adel est un agent, Adel est un gardien, consciencieux, appliqué, mais il est un chien aussi, il est un chien comme moi, il jappe, s’ébroue, fait le beau, bondit. Adel est un gardien qui rit d’être un gardien, un gardien irrégulier, son rire est si brillant qu’il tinte à mes oreilles comme les cloches à la volée.


Plus tard, lorsque Adel m’aura raconté que son père fréquentait les décharges, souvent les décharges sauvages, et la surprise qu’il avait eue, un jour, dans un de ces fossés près de la route, à être bombardé de pépins noirs. Figure-toi, Aubin, que c’est une plante qui crache ses graines, l’ecballium, du grec ekballein, lancer au-dehors, plante des décombres du Midi (cucurbitacées) dont le fruit projette au loin ses graines. Tu vois comme je suis savant. Il rit, je vois ses dents petites entre ses lèvres mauves. C’est facile d’être un singe savant avec Internet. Mon père alors n’avait que faire d’Internet, et il n’en a toujours que faire, il ne savait rien de la plante des décombres, il savait juste que, entre les rebuts, de grosses boules vertes éructaient leurs pépins noirs tout mouillés de salive, jusqu’à dix mètres peut-être bien, quelques pépins ont résonné sur les panneaux indicateurs.
Cet ecballium, Adel et moi l’avons alors dédié à Anchise et déposé en pensée sur ses brûlures. Cet ecballium qui se dresse vertement, se dépense d’un seul coup, s’offre aux quatre vents et s’envoie en l’air. Cet ecballium au nom savant mais quantité négligeable avec ses allures de roncier s’agrippant aux talus les plus déshérités, insignifiant toute l’année hormis quelques minutes véhémentes. Cet ecballium, éloge de la véhémence et de l’ardente dispersion, nous en avons fait le blason d’Anchise.


On se retrouve toujours à l’endroit où on s’est rencontrés, de l’autre côté du portail. Quelquefois je passe à vélo et s’il y a un creux, s’il n’est pas occupé, Adel me rejoint un instant. Le plus souvent on se retrouve après son travail, à la sortie, et on reste là, même s’il fait nuit, même s’il fait froid.
Et puis les jours rallongent. Un soir, Adel et moi grimpons dans la colline. Nous grimpons vite, nous grimpons à perdre haleine, toujours il faut grimper à perdre haleine. Adel marche devant moi. J’entends son souffle bruyant, j’entends sa respiration s’accélérer. Il s’arrête brusque-ment, se retourne vers moi. Une branche de lentisque s’est prise dans ses cheveux drus. Elle lui fait une couronne. Je devine la sueur qui perle sur ses tempes, ses lèvres humides, son odeur de pain chaud, la branche de lentisque lui fait une couronne. Adel est un buisson, il n’est plus gardien de la déchetterie mais gardien de chèvres, je ne serais pas surpris de le voir sortir de sa poche une flûte de Pan. Mais il ne sort rien de sa poche, il arrache la branche de ses cheveux, me dit en riant t’en as un drôle d’air, et nous reprenons notre course.
Adel est un buisson, un gardien de chèvres, un chien de troupeau, un joueur de flûte.
Adel a quelques années de plus que moi. Adel a beaucoup d’histoires à me raconter. Sa voix est douce, du miel, et parfois légèrement, imperceptiblement, éraillée. Il a beaucoup d’histoires à me raconter. On dirait qu’il a déjà beaucoup vécu. Je me demande comment il peut s’intéresser au petit crétin que je suis. Je l’écoute. Je ne dis presque rien. Je crois que je sais bien l’écouter.
Et puis Adel met son casque, chevauche son TMAX noir, file sur la route, et je ne le connais plus. »

Le neveu d’Anchise, Maryline Desbiolles, Seuil, 2021.

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