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En lisant en écrivant : lectures versatiles #94

Récit personnel sur une histoire familiale complexe, ce livre est traversé de réflexions sur l’état du monde, le dérèglement climatique dont l’auteur décrit les signes inquiétants, de références à de nombreux auteurs et artistes dont il fait résonner les pensées en écho, comme celles de Walter Benjamin pour : « transformer intellectuellement ce qui a déjà eu lieu avec la rapidité et l’intensité du rêve, afin de faire l’expérience, sous la forme du monde éveillé, du présent auquel chaque rêve renvoie en dernière analyse. » Ce récit intime et mélancolique tente de faire le deuil du monde d’avant. Composé de fragments dont les sauts dans le temps et l’espace nous donnent le vertige, il nous révèle comment les douleurs personnelles se juxtaposent aux souffrances universelles.

L’Alligator albinos, Xavier Person, Verticales, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« Aujourd’hui, 24 février 2021, je me résous à sortir affronter le soleil estival avant l’heure du couvre-feu imposé par la pandémie. Des jeunes gens en tee-shirt amassés sur un trottoir boivent des bières dans des gobelets en plastique. Un homme descend la rue Oberkampf, emmitouflé dans un épais manteau, de ceux qu’on portait encore il y a peu à cette période de l’année. Son nez rouge de clown m’intrigue, une candeur dans son regard, quelque chose d’exagéré dans son sourire dont je m’aperçois en le croisant qu’il est dessiné sur son masque. Puis je discute avec le vendeur de journaux, boulevard Voltaire. La rue algérienne fête les deux ans du Hirak. Que peut-on espérer ? Nous nous le demandons avec le jeune homme. Rentré chez moi, je parcours Le Monde. Par où commencer ? Quelle nouvelle me donnera du courage ? Un titre annonce : « Des éponges sous les glaces antarctiques ». Une forme de vie sédentaire a été trouvée à 900 mètres sous une barrière de glace. Des chercheurs du British Antarctic Survey après avoir foré ont découvert des sortes d’éponges. C’était inattendu à une telle profondeur, dépourvue de lumière et de planctons. Très peu d’espèces survivent si loin de la mer libre, seulement les plus mobiles, poissons, vers ou méduses. Les organismes ont été filmés, fixés à un rocher. Comment, à 200 kilomètres du front de glace, trouvent-ils de quoi se nourrir ? Des courants d’eau leur apportent des nutriments ? Des proies tirent leur énergie de suintements de méthane et de sulfure d’hydrogène sur le plancher océanique ?
Les éponges pourraient tirer avantage de la catastrophe climatique, déjà elles remplacent les coraux. Elles résistent aux variations d’acidité. Ces animaux qu’on a longtemps cru être des végétaux montrent de grandes capacités de régénération. La simplicité de leur système nerveux fait leur force. Sans bouche ni anus, ni quelque organe différencié, ils sont constitués de cellules identiques sans agencement fixe. La souplesse de leur squelette minéral explique aussi leur capacité d’adaptation. Leurs œufs sont des larves nageuses. Leur croissance est très lente, surtout dans les océans froids où certaines atteignant jusqu’à treize mille ans figurent parmi les plus vieux organismes vivants du monde. Il aura fallu quelque six cents millions d’années pour que Sapiens naisse de l’éponge, combien de temps faudra-t-il à celles observées sous l’Arctique, ou à d’autres espèces ayant pu survivre au réchauffement de la mince couche d’oxygène qui nous sépare des étoiles, pour qu’émergent de nouvelles formes de vie, avec des manières de ressentir, de penser ou d’aimer dont nous n’avons pas idée, de vivre seul ou en groupe, de chanter ou se taire, de nager ou se laisser porter en surface de la mer, de s’enfouir dans la terre ou voler dans les airs ?

Le soir même je me recroqueville pour trouver le sommeil, me replie, ramène bras et jambes à mon ventre. Trompés par la chaleur précoce, les pinsons du nord commencent à remonter vers les régions de l’aire boréale, ils s’y reproduiront dans des forêts de résineux, de bouleaux et de saules. Ils se rassemblent pendant l’hiver dans nos contrées. Leurs vols ont lieu la nuit. Des parcelles de forêt leur sont des points de ralliement, ils s’y regroupent à l’abri du froid et du vent, pressés par la faim, s’y agglutinent par milliers, parfois par millions. Tous ces oiseaux d’un coup, ont pu témoigner ceux qui ont assisté à ces rassemblements, c’est inquiétant, on dirait que quelque chose est en train d’arriver, d’inacceptable. Le vacarme des hordes pépiant est assourdissant lorsqu’ils fouillent les feuilles mortes au pied des hêtres. J’essaie d’imaginer l’ivresse que cela leur procure, à de si fragiles oiseaux, de s’assembler à coups d’ailes dans le ciel nocturne au-dessus des arbres. Puis je me tourne, me presse contre Malika. Je cherche la douceur de sa peau, sa chaleur. Et je me confie à son souffle, m’y remets, à mesure que je m’endors il donne son rythme à ma respiration.

Ai-je fini d’écrire ce livre ? Cela fera-t-il un livre ? Un livre aujourd’hui pour quoi faire ? Mon cœur cogne contre ma poitrine, son accélération désaccordée me réveille la nuit. Cela revient plus fort, plus rapide, aussi, le 21 mai 2021, je me retrouve étendu sur une table d’opération éclairée par d’énormes lampes au plafond. La peau de ma poitrine est nue, qu’une infirmière enduit d’une mince couche de gel transparent. Je n’ai qu’à me laisser aller, me murmure le jeune anesthésiste avec une gentillesse confondante et déjà la lumière m’absorbe. Le cardiologue me l’a expliqué, il introduit un fin cathéter au niveau de mon poignet, le pousse à l’intérieur du bras, remonte jusqu’à l’épaule, progresse lentement, le fait délicatement glisser dans l’artère radiale, l’introduit dans l’aorte, l’enfonce encore, tâtonne, le guide jusqu’à l’embranchement des coronaires. Le produit iodé qu’il injecte se mêle à mon sang, circule avec lui, colorise mes veines sur les images filmées par la caméra qui tourne au-dessus de mon cœur alimenté, je le verrai sur les images qu’on me remettra à l’issue de la coronarographie, par les artères semblables aux ramifications des racines d’un arbre, aux affluents d’un fleuve, aux tentacules d’une méduse. La lumière ensuite dans une vaste pièce immaculée est blanche, une infirmière se penche vers moi, me demande avec une voix très douce si je suis bien M. Personne, et comment ne pas acquiescer ?

Arbres, arbustes, fleurs, légumes, c’est ensuite un profus mélange dans le jardin de la ferme que nous avons louée en Normandie pour nos vacances de l’été 2021. Après le poulailler s’étend un pré où paissent des moutons, nous aimons nous en approcher. À ses amples flancs, à sa lenteur, sa réticence à se mouvoir, nous nous disons qu’une des brebis doit être pleine. Si une terrifiante canicule n’avait fait suffoquer Vancouver en juillet sous un dôme de chaleur, si des trombes d’eau n’avaient été si dévastatrices en Allemagne et en Belgique, si la Californie ne continuait de brûler, et la Turquie, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, l’Algérie — la Nasa, le 7 août, a observé 187 144 incendies simultanés sur la surface de la Terre —, si le froid et la pluie ininterrompue depuis plusieurs jours n’étaient si inquiétants pour un mois d’août, la beauté du paysage légèrement vallonné, sa verdure, le généreux fouillis des végétaux, le calme ici, et le repos des vacances, finiraient par me réconforter. Nous jetons les seaux emplis de nos déjections dans les bacs à compost, ramassons pommes de terre et courgettes, nourrissons les poules, cherchons leurs œufs. Le coq juché sur une barrière lance un cri tonitruant. Des papillons orange à la moindre éclaircie volettent autour d’un ample buddleia, de rares abeilles butinent ses fleurs roses chargées de pluie. Des biches trottinent en lisière des prairies, soudain se figent. Dans une pesante, électrique moiteur orageuse, nous sortons marcher sur une petite route entre deux averses. La chair de minuscules escargots écrasés par les roues des voitures tache l’asphalte. Bondissent des rainettes. Malika pour meubler mon pénible silence nomme les plantes des fossés, celles qu’elle connaît. Le plus souvent nous ne sortons pas à cause de la pluie. Une hirondelle, un matin, entre par la porte ouverte. Elle se précipite dans la pièce en tous sens, heurte une baie vitrée, tombe. Je la prends dans mes mains, son cœur frémit, ses yeux se ferment, sa tête s’incline sur mon pouce. Malika pleure. C’est trop pour elle.
Je sors déposer l’oiseau sur l’herbe humide, sous un grand arbre au fond du jardin, un érable nous a appris une application sur un smartphone. Le soleil pointe, bien trop chaud. Les hirondelles coupent, entrecoupent leurs élans. Elles entrent, sortent à toute allure par la porte d’une remise où pépient les oisillons. Les cimes de deux bouleaux oscillent derrière le parc à moutons. Des moineaux sautillent sur les branches d’un roncier. Il y a dans l’herbe des boutons-d’or, des marguerites, des pissenlits, d’autres fleurs. Parmi les oiseaux, il y a des rouges-gorges, des rouges-queues, des mésanges. La touffeur de l’air altère la fraîcheur après la pluie, elle pousse les oiseaux à lancer des appels répétés. Il y a au fond du verger un vieux prunier, un pommier, un cerisier mort. Il y a aussi des orties, des chardons. Les ventres des hirondelles brillent de reflets bleus. L’énergie du soleil pénètre la terre gorgée d’eau, sous mes pieds nus sa douceur est vibrante. Une toile d’araignée perlée d’eau tremble entre les branches d’un arbuste. La carapace noire d’un scarabée gît à terre. Il y a aussi les fleurs violettes des trèfles. Une goutte de sève s’écoule sur une tige. Des milliards de bactéries s’agrippent aux racines des plantes, s’y agglutinent, vibrionnent dans un gel muqueux, d’autres prolifèrent dans le corps de l’hirondelle, se multiplient dans son intestin, son foie, sa rate, son cœur, sa cervelle.

Le papillon jaune, d’un jaune pâle, je l’avais aperçu deux ou trois fois pendant ce séjour, gracile, incertain, était-ce chaque fois le même ? Il voletait assez haut, près d’aucune fleur. Devais-je me réjouir de le voir ou m’en attrister ? Il vivait dans un sursis, son extinction déjà enclenchée ? Autant qu’à sa grâce, au délai de grâce en quoi consistait sa vie éphémère, j’aurais pu songer aux chasses aux papillons décrites par Walter Benjamin. Dans des résidences d’été aux environs de Berlin, il avait connu avec ses parents et ses grands-parents, au début du vingtième siècle, les dernières joies d’une vie privilégiée, celle de la haute bourgeoisie juive intégrée, même si déjà une ombre planait, le pressentiment de la catastrophe dont même s’il n’en verrait pas l’inconcevable aboutissement, toute son œuvre, chacune de ses phrases, seraient l’intuition. Une vanesse ou un sphinx du troène le bernait par ses hésitations, ses oscillations, ses arrêts. Il aurait aimé se dissoudre en air et en lumière pour mieux s’en approcher et s’en emparer. La « vieille loi de la vénerie » opérait. Plus il se conformait à sa proie, et se muait en papillon, plus les faits et gestes de celui-ci prenaient la couleur de la décision humaine. Finalement il lui semblait que sa prise était le prix à payer pour redevenir lui-même, même si, ajoutait-il, après que les herbes avaient été foulées, les fleurs piétinées, après que le lépidoptère asphyxié à l’éther avait été cloué dans sa boîte de collectionneur avec une épingle à tête colorée, l’esprit de l’insecte mort pénétrait son chasseur. Je ne pensais pas à Benjamin, le papillon glissait dans l’air, s’élevait. Sa façon de se laisser porter par une légère brise, sa manière furtive d’exister, que pourrais-je en apprendre ? De tout le jour, il ne connaîtrait ni la faim ni la peur, il y avait sur lui la chaleur du soleil. »

L’Alligator albinos, Xavier Person, Verticales, 2023.

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