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En lisant en écrivant : lectures versatiles #1

Dans ce récit fragmenté, éclaté, polyphonique, des femmes prennent la parole, dans un nous explosé. On entend leurs voix trop longtemps détournées ou retenues, qui s’entremêlent, pour faire entrer par effraction dans la parole ce qui en a été toujours exclu, dire l’immense violence et les infimes douleurs. Et comment cet intime, le corps, le désir, la honte, appartient toujours déjà au monde, par les fantasmes, les discours et toutes les violences qui l’ont façonné et qui le hantent.

Comme la chienne, Louise Chennevière, P.O.L., 2019.



Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Je ne peux parler en mon nom, car de nom je n’en ai pas. Dire je serait déjà mentir, car ce je, noir sur blanc, sur cette page, dans le livre, n’est pas mon lieu. Longtemps pourtant tu t’es tenue dans le mensonge, et dans le langage, avant de comprendre que ces mots n’étaient pas les tiens. Qu’ils ne permettaient pas de te dire telle que tu es. Longtemps tu as dit je, comme si c’était seulement possible, te tenir seule, en toi. Le miroir s’est brisé et tu as volé en éclats. Tout était trop propre, trop simple, facile. C’est dégueulasse. Recoller les morceaux tu voudrais. Comme des fragments de toi.

Mais toi qui es-tu ? Et as-tu le droit de parler, toi, en ton nom ? Et avec quels mots, et comment dire la dépossession ? Et la honte, et les caillots de sang dans la culotte, et le sang qui ne vient plus ? Et ce trou d’ombre ? Et la douleur du corps qui fait défaut, qui se terre, dans les recoins, les cavités, les cloaques de l’existence ? Et toi qui femme, n’es qu’un corps tout entier ?

Mais tu recules devant le nous car, tu sais sa tyrannie, et qu’aucune douleur ne se partage, sauf à mentir et tu voudrais : sortir du mensonge. Ne pas le redoubler. Pourtant, il te semble que cette douleur qui te blesse n’est pas la tienne seule, que d’autres aussi l’ont éprouvée et qu’elle n’est pas de ta faute. Qu’elle est celle que le monde a forgée pour toi. Car à bien creuser le silence, à fouiller la merde, à remuer les invisibles, il te semble qu’il y a quelque chose qui vous lie. C’est, peut-être, cette façon particulière de n’être pas soi, d’être toujours déjà une image. D’être toujours déjà, d’abord, une femme.

D’abord, toujours déjà, et pourtant, tu l’as compris, tard, trop tard. Tu étais tombée du bon côté du monde, jamais tu n’as su, enfant, que tu étais une petite fille. Tu n’as pas, su ce corps trop tôt, cette place. Tu n’as pas : été violée enfant par un homme, tu n’as pas éprouvé la section précise du couteau dans ta chair retranchant à jamais ton plaisir, tu n’as pas eu à te tenir en silence, dans ta chambre, cloîtrée, tu n’as pas dû cacher ton corps et tes formes, tu n’as pas eu à demander la permission, à laisser la place au grand frère. Longtemps tu as méprisé les autres, les filles, celles qui avaient peur de froisser leurs robes dans la cour de l’école. 

Avec fierté tu disais : si j’avais pu choisir, moi, ç’aurait été garçon. Tu piquais les caleçons de ton père et les laissais dépasser, pour le style. Tu n’as jamais joué à la poupée, tu as toujours joué avec des garçons, ta bande de copains casse-cou et tapageurs. C’était cracher sur la tête des pions depuis la coursive, tirer au pistolet à bille sur les passants, se bagarrer sur le lit, c’était les jambes pleines de bleus et d’égratignures, jouer à se faire peur, regarder des films d’horreur, mater des pornos, se faire virer de classe et sécher les cours, c’était piquer dans les rayons du supermarché, boire de l’alcool en cachette à la fête de l’école. C’était avoir tous les droits. Souvent tu enrageais et pestais contre l’impossible fatalité, celle qui t’avait doté de ce corps fragile, mince, et moins superbe que celui de tes copains les garçons. Tu disais aussi : les filles ça pleure pour rien. Tu n’as jamais pleuré à cause d’un garçon, les garçons c’était fait pour jouer, et plus tard c’était fait pour jouir. Longtemps, tu as posé tes couilles sur la table. Pseudo-pseudo et on avance.

D’ailleurs tu n’as pas vraiment changé mais tu ne portes plus cette robe que tu aimais tant et qui t’allait si bien, tu évites ton reflet dans les miroirs. Quand tu le croises, tu ne te reconnais plus. Depuis combien de temps ne t’es-tu pas regardée ? Depuis combien de temps ne t’es-tu pas touchée ? Tu ne sens plus sur ton corps ni la caresse du vent, ni celle des garçons, tu ne sens plus le sel sur ta peau, la morsure du froid, ni le soleil, tu n’es plus certaine même, d’avoir un corps. Pourtant tu n’es plus que cela, un corps, brisé. Tu ne trouves plus ton corps, tu le caches, l’enfouis. Quand tu le cherches c’est avec violence, et blessure. Ton corps est une faille, une brèche, et le monde s’y engouffre.

Alors, tu as cherché les mots pour dire cette douleur-là, mais ils ne sont pas venus. Ta langue te faisait défaut. Toi qui croyais pourtant l’habiter. Les livres même ne te disaient plus rien. Au pied de ton lit, en tas, ils prenaient la poussière, comme les vestiges d’un monde dont tu n’aurais su interpréter les signes. Le monde s’était tu. Toi-même tu te taisais, et quand tu parlais, ce n’était que mensonge de taire cela. Tu criais, quelque chose en toi de monstrueux, d’impossible, à chaque instant gueulait mais, toujours en silence car : tu ne voulais pas déranger. Les mots, les cris, s’étouffaient dans ta bouche. Tu as enfoncé souvent tes doigts dans ta gorge. Tu aurais voulu : vomir, dégueuler des mots.

Mais il t’a fallu, accepter le silence et l’endurer. C’est là, depuis le fond de ta solitude, depuis le fond de cette honte que des voix te sont venues. Il a fallu alors, les laisser venir comme elles venaient, les laisser parler à travers toi. N’aie pas peur de ces voix, des fantômes. N’aie pas honte de ces mots qui viennent, de ces mots crades, indignes, minables, suintants comme du pus sur une plaie, car je sais que tu voudrais vivre et ne pas avoir honte. Fouille le silence. Rouvre la plaie. Écarte les jambes. Oui écarte les jambes et montre cela tel que cela est, montre sans crainte celle que tu es. Oublie les discours et les impératifs, oublie la bonne conduite à tenir et le ventre à rentrer, oublie les hanches qu’il faut avoir fines et la peau claire comme le jour, les postures, les faux-semblants. Oublie ce corps mensonger, tyrannique et servile pourtant et éprouve le tien.

Car tu es une femme. Et ce n’est pas le rose, ce n’est pas la façon dont tu souris, ce ne sont pas les jupes que tu portes, ce n’est pas le mascara sur tes cils ni ce fard sur tes paupières, et l’œil brillant comme au petit matin de la première nuit, ce n’est pas cette tendresse, ce n’est pas cette main que tu passes dans tes cheveux, ce ne sont pas tes seins comme des faons, et tes dents comme de petits bijoux polis, un troupeau de brebis et les sourires doux, ce ne sont pas tes courbes parfaites et ta nudité de papier glacé, c’est plutôt, je crois, tout ce que tu caches. Tout ce que tu n’as pas le droit de montrer, tout ce qui a été retranché, par avance, de ton apparaître et du monde tel qu’il va. Tel qu’il doit aller. Et le monde va, tourne, avance, et toi tu demeures, à côté.

Tu es du revers du monde et c’est ta chance. Ne cherche pas à : passer de l’autre côté. N’abandonne pas les ombres, et tes failles. Ne cherche pas à te faire accepter. Ne demande pas les miettes d’un monde qu’on s’est longtemps acharné à te refuser mais qui tombe en ruine. Car tu es une femme, tu ne sais pas ce que cela veut dire, et, tu ne veux pas savoir. Tu veux : sortir du savoir et du discours. Tu répètes plusieurs fois les mots, les fais vibrer à l’intérieur, résonner dans la pièce, je suis une femme. Une femme.

Non, tu ne sais pas, tu ne veux pas, savoir. Le miroir s’est brisé, c’est toi qui l’as jeté à terre. Tu as voulu, sans le savoir encore : rompre les chaînes, briser les idoles, comme elles t’avaient brisée, toi. Tu as voulu ne plus rendre de comptes, ni au monde, ni aux autres, ni à toi-même. Tu ne veux pas dire je, tu ne veux pas dire nous. Tu veux te tenir simplement à la croisée des routes, comme la vieille enchanteresse, être celle des chemins, battue par la pluie, soufflée par les vents, frappée par l’orage, sans domicile fixe, à l’écoute de toutes les voix du monde. »

Comme la chienne, Louise Chennevière, P.O.L., 2019.

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