« Ceux qui sont prêts à sacrifier une liberté fondamentale pour une petite sécurité temporaire ne méritent ni l’une ni l’autre et finissent par perdre les deux. »
Benjamin Franklin, 1775
Je ne suis pas en guerre. Je suis en colère, mais je ne suis pas en guerre. Je suis abasourdi par le bruit et la fureur, par les images d’une guerre qui n’en est pas une, qu’on fait tout pour transformer en guerre. Ce n’est pas une guerre, le nombre des morts et des blessés ne doivent pas nous tromper, ce n’est pas une guerre, mais oui il s’agit bien d’une tragédie qui nous laisse horrifiés.
C’est une erreur d’affirmer que c’est la guerre. Je suis en colère contre ce récit de la guerre qu’on veut nous imposer, qui ne date pas d’hier, cet état d’urgence déclaré, qui n’est qu’une piètre réponse face à la médiatisation à outrance de cet événement dramatique, aboutissement d’une hystérie qu’on cherche à rendre collective, en colère contre ce déchaînement médiatique, ce voyeurisme à outrance, cette actualité en flux permanent à la télé, quand on ne sait encore rien d’un événement, qu’on pressent seulement l’impact dramatique qu’il va avoir sur notre société, qu’on montre en boucle les mêmes images, qu’on répète les mêmes mots creux qui ne font que renforcer la peur, accentuer la panique, qui invitent à rester chez soi, enfermé, refermé sur soi.
Je suis triste pour les victimes de cette violence inouïe mais non sans cible, de ces attentats sanglants, dont le seul but est de nous effrayer, mais cette unité de façade me trouble, cette union dévoyée m’inquiète, si nous sommes unis, c’est dans la peine, le recueillement, mais pas dans l’appel à la guerre. Je vis à Paris, j’aime Paris, je suis parisien mais je ne suis pas Paris, et nous ne nous sommes pas Paris comme nous ne fûmes pas Charlie et qu’il nous faut dépasser Charlie, comme le rappelle justement André Gunthert. L’union fait la force certes, mais c’est de sagesse dont nous avons besoin aujourd’hui, pas de force. Faire un, s’unir pour mener une guerre, toujours cette union sacrée que je redoute tant, ne faire qu’un derrière une idée, s’y lancer comme un seul homme, derrière un parti, un drapeau, nous savons où ça peut nous mener. Ce sont nos différences que nous devons cultiver.
Les pays du monde entier dressent les couleurs de notre drapeau sur les monuments de leurs villes, tout s’uniformise, mais derrière cette apparente union, combien pour reconnaître que ces atrocités ne sont commises que pour créer la peur, nous faire tomber dans le piège de la surenchère, y sombrer, au risque d’y perdre plus que nos vies, pourtant si précieuses, mais notre liberté, et qu’il faut aussi nous remettre en cause ?
Je ne suis pas en guerre, et nous devons combattre toutes les guerres pour en réduire à néant l’idée même. « Le fait d’avoir été victime ne constitue en rien une garantie de ne pas devenir soi même bourreau. »
Je suis en colère contre les journalistes de télévision et certains de leurs confrères de la presse écrite qui les suivent dans la fuite en avant de l’information spectacle, qui considèrent l’événement qu’en temps réel, à chaud, qui ne font plus leur travail, le dénature, pas tous évidemment, mais la nuit même de l’événement, aucun journaliste n’a fait réellement son travail, cherchant juste à garder le plus longtemps possible le téléspectateur en haleine (en otage ?) devant sont écran, en le rassasiant d’images sur lesquelles on ne voyait rien, en faisant témoigner des personnes ayant subi de près ou de loin les événements, les remerciant pour leurs sanglots dans la voix, avec pour seul résultat de marquer durablement les esprits du public, l’émouvoir au lieu de l’informer, de lui permettre de comprendre ce qui se passait réellement, lui donner les moyens de saisir les enjeux du drame et de l’horreur de ces attentats.
Je ne suis pas en guerre, je regrette très vivement cette politique de l’émotion et le discours martial du Président et du Premier Ministre (amplifiés par une majorité de responsables politiques de tous bords dans une union nationale de façade aux effets néfastes : « Au-delà du nécessaire état d’urgence, et des contrôles aux frontières », annoncés vendredi soir par M. Hollande, « nous soutiendrons toutes les décisions qui iront dans le sens d’un renforcement drastique des mesures de sécurité qui permettront de protéger la vie de nos compatriotes » a déclaré Nicolas Sarkozy quelques minutes après l’intervention de François Hollande). « Ce qui s’est passé était un acte de guerre organisé méthodiquement » a affirmé Manuel Valls, il a insisté : « Parce que nous sommes en guerre nous prenons des mesures exceptionnelles. Nous frapperons en France mais aussi en Syrie en Irak et nous répondrons au même niveau que ces attaques avec la détermination et la volonté de détruire ». Tout est dit ! Je reste persuadé, comme d’autres, que nous portons une responsabilité dans cette dérive et que cette réponse belliqueuse est inefficace et désastreuse.
J’aurais souhaité que le Président et son Premier Ministre, et tous ceux qui, avant eux ont été à la tête de l’État, entrent en guerre contre le chômage avec la même vigueur qu’ils mettent dans cette guerre, qu’ils se battent contre toutes les inégalités qui, aujourd’hui comme hier, fragilisent notre société, exacerbent les antagonismes, renforcent les communautarismes, les tensions et les discours politiques extrêmes qui alimentent les haines, qui divisent plus qu’ils ne rassemblent, plutôt que de mener cette guerre en forme de représailles inefficaces, aux relents grégaires, œil pour œil, aux conséquences tragiques et dangereuses, dent pour dent. Je préfèrerais qu’ils assurent notre protection, mais ils en sont incapables, sans vision à long terme ils ne peuvent pas le faire, il ne faudrait pas qu’en plus ils agissent malgré nous, ou contre nous.
Je me souviens du message du Premier Ministre norvégien Jens Stoltenberg après l’attentat du 22 juillet 2011, où une bombe avait explosé devant le bureau du chef de gouvernement : « J’ai un message pour celui qui nous a attaqué et pour ceux qui sont derrière tout ça : vous ne nous détruirez pas. Vous ne détruirez pas la démocratie et notre travail pour rendre le monde meilleur. Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance. »
Je ne suis pas en guerre, j’aimerai qu’on se souvienne qu’« il y a des actes barbares, il n’y a pas de Barbares. »
« On a fermé nos yeux et bouché nos oreilles, écrit la journaliste Anne Nivat. On a envoyé des militaires français sur des terrains de guerre sans en débattre au préalable dans nos opinions publiques, on s’est précipité militairement en Afghanistan (pas en Irak) sans posséder la moindre idée politique réaliste pour l’après-militaire, on a modifié nos stratégies au gré de ces « théâtres d’opération », on s’est laissé influencer par des intellectuels-imposteurs prêts à tout pour tenir une posture égocentrique leur assurant une médiatisation immédiate et de long terme.
On a pratiqué la politique de l’autruche chez nous, en France, en ne voulant pas vraiment savoir ce qui était en train de se tramer dans les esprits de tas de gens qui sont capables d’avoir la haine au point de vouloir nous tuer et se tuer ; des gens qui sont nés en France, ont été éduqués en France, ont cherché du travail en France, parfois en vain, puis ont fini par se retrouver en dehors des circuits « normaux ». Il est vrai que savoir cela et y faire face est dur et cela fait mal. »
Je ne suis pas en guerre, mais en colère contre la brutalité et la bêtise, et si je suis persuadé de l’importance de la fraternité, c’est parce que c’est l’intelligence du cœur, qui se nourrit de l’écoute dans la différence et la divergence des points de vue.
Je ne suis pas en guerre, je ne me réjouis pas que la guerre soit une réponse à la violence, et d’entendre répéter en parlant de l’Europe que nous y vivons sans guerre depuis soixante-dix ans, ce qui est faux, nous menons des guerres dans de nombreux pays du monde entier où nous n’avons rien y à faire. Mettre en place dans l’urgence la loi sur le renseignement, laisse entendre qu’il faut encore renforcer la surveillance massive et les moyens de renseignements sur Internet. Déclarer l’état d’urgence semble une mesure nécessaire, mais de la même façon que la loi sur le renseignement ne permettait pas de lutter efficacement contre le terrorisme, déclarer l’état d’urgence est l’acceptation d’une surenchère de moyens contraignants pour les citoyens, une entrave à leur circulation, à leur liberté, une victoire pour les terroristes plus qu’une victoire contre eux, car au fond ce n’est pas la solution. Je ne suis pas en guerre mais je me rends compte tout à coup que sectaire est la contraction de sécuritaire. La solution est diplomatique, la guerre n’a jamais été une solution, nous devrions le savoir depuis tout ce temps, et tous ces morts.
Je ne suis pas en guerre, mais attristé, troublé comme nombre d’entre vous, de voir au fronton de nos bâtiments nos drapeaux en berne mais hissés sur nos murs et drapés derrière nos avatars sur les réseaux sociaux. Je suis en colère contre les amalgames, les approximations, les raccourcis, les appels à l’ordre, les grands discours, les effets de manche, ou les appels à la prière (avec ce hashtag #PrayforParis qui s’est diffusé comme traînée de poudre sur les réseaux sociaux).
Prière de réfléchir un peu à la situation, oui, prière d’en parler sereinement autour de soi, avec ses enfants, ses proches, pour tenter de mettre des mots sur cette tragédie, pour ne pas céder à la panique, face à ce déferlement de paroles vides de sens mais emplies de peur et de ressentiment. Prière de sortir de chez vous, de vous promener, de continuer à vivre, d’aller au cinéma, au concert, au musée, dans les cafés, les restaurants, à sortir malgré le couvre-feu (il n’est pas encore déclaré ? il le sera au prochain attentat, soyez-en sûrs !).
Le lendemain du drame pour ma part je suis sorti me promener, j’ai coupé mon portable, je me suis déconnecté, et j’ai laissé le soleil me caresser la peau, senti l’air frais de cette mi-novembre sur mon visage, l’odeur des feuilles mortes, des buis dans le jardin public où je m’étais assis en attendant mon train à Bourges où le matin même j’étais venu animer un atelier d’écriture. Ce moment de répit m’a permis de prendre un peu de distance, et ce recul est salutaire, le silence permet de réfléchir à ce qui vient de se passer, de trouver les mots pour tenter de comprendre et partager avec les autres le désarroi qui est le sien, sans doute pas celui du plus grand nombre, en marge ça me va, j’assume, pour trouver ensemble des solutions, où la guerre ne soit pas le premier mot qui vienne à l’esprit et la peur le moteur de nos réactions, car on voit bien ce que cela produit et a toujours produit.
Je m’associe à la douleur des proches des victimes, je comprends que l’on soit ému par la violence de ces événements tragiques, la peine et le désarroi qu’ils déclenchent, plongé dans la compassion et l’effroi, l’inquiétude de ceux qui sont sans nouvelles des êtres chers disparus depuis le drame de vendredi soir (pas sûr par contre que les réseaux sociaux soient l’endroit idéal pour obtenir des réponses, eux qui agissent trop souvent comme une chambre d’écho incontrôlable).
Je suis touché que mes proches, que des connaissances s’inquiètent pour moi parce que j’habite et fréquente régulièrement ces lieux dans ce quartier où je vis depuis vingt ans, mais je suis sidéré par la vitesse de prolifération de l’émotion sur les réseaux sociaux qui, comme le rappelait Daniel Bourrion « tendent à nous synchroniser émotionnellement » et qu’il est bon de penser à se désynchroniser, car « il ne faut rien céder à la narration automatique des évènements » comme le conseillait Christian Salmon sur Twitter après avoir rappelé que : « le terrorisme n’a qu’un but : imposer son récit d’un monde en guerre. »
« La logique de la guerre, tout d’abord, a perdu de son efficacité, écrit Roger Martelli dans le journal Regards. La guerre moderne n’est plus celle du passé et, en fait, elle est de plus en plus improbable. D’un côté s’affirme une technologie sûre d’elle-même et ultra-coûteuse qui agit à distance en couplant l’observation satellitaire et l’impunité du drone ; de l’autre côté se structure une combinaison surprenante mêlant la haute technologie informatique de la transmission et la rusticité d’un armement d’autant plus imprévisible et indétectable qu’il est constitué d’armes d’ancienne génération, théoriquement en voie d’obsolescence.
Depuis plus de trente ans, la surenchère technologique a montré son inefficacité. La sophistication des armes reste impuissante. L’extension de la surveillance informe de la possibilité du pire ; manifestement elle n’en empêche pas la réalisation, quand la rusticité des moyens sert de support à la barbarie. »
Je ne suis pas en guerre, mais révolté par la fascination de l’horreur, les dérives médiatiques, il faudrait peut-être être un peu moins dans l’émotion et plus dans la réflexion. « Nous sommes dans une période où les mots doivent avoir du sens ».
Je ne suis pas en guerre et je souhaiterais que nous ne le soyons jamais, que nous essayions de comprendre enfin que si cette violence cherchait à « effacer toute diversité, nier toute individualité », il faut prendre garde de ne pas y sombrer dans l’usage irréfléchi, disproportionné, émotionnel, des réseaux et des médias sociaux, exiger que nos responsables politiques cessent enfin leur surenchère guerrière, en prenant enfin leurs responsabilités, et tenter de comprendre ensemble ce qui s’est passé réellement, sans hystérie, en prenant du recul, réfléchir à ce que nous venons de vivre, et qui pourrait tout à fait se reproduire. Une façon de penser le monde autrement, dans le partage et le dialogue, sans oublier les principes fondateurs de notre République, liberté, égalité, ni les renier, avec un peu d’imagination et d’ouverture d’esprit, pour retrouver ce que nous sommes, ce qui nous unis dans nos différences : fraternité.