Il y a quelque chose qui se passe. Il faut prendre position. Le modèle d’accumulation infinie est devenu impossible. J’avais trouvé ma piste, ma route. Avant je me forçais, je faisais semblant, j’essayais de correspondre, de ressembler. Le fait est passé sous silence. Peut-on vivre sans croissance ? Écrire, c’est comme prolonger la vie des rêves, un monde des possibles, sans limite. Il n’y a pas d’autre salut, à court terme, que de créer de la richesse. Je continue à réaliser des collages, travaillant la narration, c’est-à-dire réarrangeant documents et archives pour voir ce qu’on peut leur faire raconter et comment tout récit est politique. J’ai écrit tout cela et je l’ai oublié. La crise n’est ni une parenthèse désenchantée ni un phénomène passager. Énigme de lumière et d’obscurité. Le plus dur, c’est quand tu croises des gens que tu as connus dans ton enfance, ils se cachent, font semblant de ne pas te voir. Ce risque est réel, un vrai facteur d’accélérateur de récession. Un vrai film catastrophe. Une fois que nous serons sortis de la récession, il faut se poser la question : c’est quoi notre horizon ? Il y a une feuille de route pour cela. Une contradiction entre l’objectif et le discours. C’est lui qui se charge de la bande son. Un homme dont le projet était de marcher droit devant lui, sans jamais s’arrêter, pour mettre le plus de distance possible entre lui et lui. La nuit s’étire. Blanchot écrivait ceci : « La philosophie serait notre compagne, le jour et la nuit, même si elle s’absente, une amie clandestine. »
Avant on entendait pas parler d’événement de ce type. On espère que c’est un acte isolé. C’est comme si on avait été licenciés sans préavis ni indemnités. Deux années de suite avec la même intensité, ce n’est jamais arrivé. Ce n’est pas le lieu d’un vertige, ni d’une chute ni d’un tourbillon. J’ai vu des parcelles où tout est tombé. J’en ai pleuré. Sur le bas-côté de la route, des employés se sont affairés à nettoyer la place, comme pour effacer toute trace de vie, toute trace de mort aussi. Sentiment de rage, d’impuissance, et même d’humiliation. L’air est irrespirable. Un effort contrarié par les quelques restes de gaz lacrymogène mais, surtout, par l’odeur pestilentielle, vilain mélange de brûlé, d’excréments et de cadavres. Je souris car je ne peux plus pleurer. J’avais surtout le désir de capter dans une seule image l’essentiel d’une scène qui surgissait... Impossible de ne pas inventer soi-même une histoire à ces personnages qui disparaissent aussi vite qu’ils sont arrivés. En photographie, la plus petite chose peut être un grand sujet, le petit détail devenir un leitmotiv. Tout d’un coup, on ne sait pas, on ne dit pas. On parle de moments de blancs. « Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare qui mériterait d’être dit », disait Gilles Deleuze. Parler d’une seule voix. Juste avant que la vague casse, dans le vide bref, renouvelé, sonore, j’aime à penser que j’écris là. La matière même du monde, qu’on respire et qui pousse. C’est affaire de puissance du regard, de nécessité dans le présent.
C’est presque la même chose chaque été. Le plein été est le bon moment pour prendre du recul. Et, voyant l’ampleur du dispositif déclenché et sa médiatisation, ils ont préféré se faire... discrets. Un instant, un seul, on a retrouvé le silence, le vent, les volutes de poussière et un même soleil vertical sur un monumental chantier quasi désert. Nous sommes un peu dans une phase d’observation. Rien n’est prêt. Manque d’eau, de nourriture, de moyens de transports. Chaque phrase me rappelle l’endroit où elle est née. En chambre d’appel, je ne regarde jamais les autres, je baisse les yeux et j’observe le sol. On a l’impression de regarder par un trou de serrure. Le fil est ténu en ce moment. Parfois, des questions se perdent en chemin. Ce qu’il fait, c’est une énigme. Quand il donne l’impression de faire un éclat, en fait, c’est préparé. Il avouera un jour : « J’ai le culte de moi-même. » Du coup, tout le monde fait du chien, n’importe comment. Il n’y a pas de piège, c’est un outil qui se veut avant tout pédagogique. Troisième, c’est bien, mais pas encore suffisant. Après un moment, il peut lui arriver de dire : Je ne sais pas. Même affaiblis, ils ont fait le choix de résister plutôt que de négocier. Imposer leur agenda. Nous ne voulons pas être les prochaines victimes. Leur position n’est pas simple. Même si tu es innocent, tu es coupable quand même. Deux facettes d’une même médaille. Passé l’effet de reconnaissance, la découverte du détail où s’engouffre le décalque. Mieux vaudrait trouver une manière subtile de relancer le dialogue.
Ces exercices d’équilibre s’inspirent de ceux de Didier Arnaudet publiés en 2003, aux éditions Le Bleu du Ciel :
À partir d’éléments hétéroclites de conversations interrompues, de phrases sur tout et sur rien, de citations sans mention d’auteurs, de slogans politique ou publicitaire c’est au choix, de questions sans réponses ou d’idées toutes faîtes, le tout mis bout à bout, construire un curieux montage à la manière du copié/collé où des voix alternent sans chercher forcément à communiquer entre elles.
Cut-up réalisé à partir de ma lecture du journal Libération du 15 au 20 août 2013. Photographie de couverture : une fidèle confessée le 15 août à Rocamadour, photographiée par Marc Chaumeil pour Libération). Les autres photographies d’actualité trouvées via la recherche d’images similaires sur Google Images.