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Versatilité de notre mémoire à l’ère du numérique

Le MacGuffin c’est l’élément moteur qui intervient dans le développement d’un scénario, d’une histoire. C’est presque toujours un objet matériel, généralement mystérieux, sa description est vague et sans importance. Le principe date des débuts du cinéma mais l’expression est généralement associée au cinéaste Alfred Hitchcock, qui l’a redéfinie, popularisée et mise en pratique dans plusieurs de ses films : « Dans les histoires de voleurs c’est presque toujours le collier, déclare-t-il, et dans les histoires d’espionnage, c’est fatalement le document. »

Dans le livre d’Anne-Sophie Barreau édité par Publie.net, cet objet est un téléphone, son iPhone qu’elle perd, lors d’un voyage effectué avec son compagnon aux États-Unis, le jour de son anniversaire.

Photographie d’Anne-Sophie Barreau

Le couple se met alors en quête de retrouver le téléphone, en essayant de se souvenir tous les endroits fréquentés quelques heures avant de le perdre, où ils auraient pu le laisser, et par contamination de se remémorer tous les lieux de leur voyage : Yosemite, le lac Tahoe, Reno, Portland, Los Angeles, la Death Valley, Lassen, Redding, Eureka ou Seattle. Les films vidéos et les photographies qui se trouvaient enregistrés dans le téléphone et qui n’avaient pas encore été chargés sur son ordinateur, l’auteur tente de ne pas les perdre définitivement en les convoquant au fil du récit. « En parcourant ces albums, j’avais surtout été frappée de ce que tout le hors champ ait soudain rejailli. » Elle se rappelle les photographies qu’elle n’a pas prises, les séries qu’elle aurait pu réaliser : « une série sur les motels / hôtels où nous nous étions arrêtés. Assurément, j’aurais eu là une matière intéressante. J’aurais photographié les intérieurs de chambres et, des uns aux autres, la certitude de ne pas se trouver au même endroit. » Dans la rue, tous les gens qu’elle aurait voulu photographier. Dans les aéroports. Les photographies « des jaquettes de films et de séries vus ou revus. »

Deux œuvres de l’artiste canadien Christian Marclay découvertes par l’auteur à San Francisco sont au cœur de ce récit. En 1995, soit plus de quinze ans avant The Clock, Christian Marclay réalisait Telephones qui déjà, posait des questions similaires au long film de l’artiste.



The Clock est un mécanisme réglé avec la précision d’un horloger et qui indique l’heure en temps réel, minute par minute, pendant vingt-quatre heures. Pour composer cette œuvre, Christian Marclay a orchestré des milliers d’extraits, puisés dans toute l’histoire du cinéma. Des comédies en noir et blanc aux séries B, des films d’avant-garde aux films à suspens, tous rendent visible le temps qui passe à travers une myriade de plans d’horloges, de réveils, d’alarmes, de montres, d’actions ou de dialogues illustrant cet implacable écoulement.



Réalisé à partir d’extraits de films tirés de scènes de discussions téléphoniques, Telephones est un court-métrage qui reconstitue en 7 minutes, à partir d’une multitude de petits morceaux disparates mais complètements semblables, une grande discussion absurde compilant une foule de clichés cinématographiques et nous questionne encore une fois sur notre rapport à la culture de masse.
À chaque seconde on retrouve le musicien derrière le film. Chaque sonnerie, chaque son, chaque parole ou silence prend place dans une pièce autant musicale que visuelle. Les thèmes de ces deux œuvres entrent en résonances avec ceux du récit d’Anne-Sophie Barreau et viennent le questionner par écho : « Les milliers d’images mises bout à bout finissent par raconter une histoire, les visages, connus pour la plupart, les extraits choisis, installent une ambiance qui elle-même varie au gré du temps et de la scansion des heures au cadran de l’horloge. »

Qu’est-ce que l’on perd quand on égare son téléphone portable ? Des souvenirs, des contacts. Les souvenirs refont surface peu à peu dans le désordre en même temps que certaines images disparaissent à jamais, se perdent dans l’oubli, s’effacent inexorablement. Le récit permet d’en sauver certaines, et de tenter de tisser en en faisant le récit ce qui est au fond le propre de toute histoire, un tissu rapiécé. Puisque la perte de ce téléphone défiait l’entendement, pourquoi n’en serait-il pas de même pour sa réapparition ?

Photographie d’Anne-Sophie Barreau

L’histoire de ces albums, c’est aussi le désir de retenir le temps, de le vivre et de le projeter, lorsque ces voyages dans les villes et sur les routes américaines auront cessé et qu’il suffira alors de regarder une image pour qu’en plus de l’empreinte immédiate laissée par la mémoire, ressurgissent des couleurs, des sons, des sensations peut-être oubliés. Au-delà sans doute, c’est tracer une ligne entre l’enfant qui jamais n’aurait imaginé ce rêve possible et l’adulte émerveillé qui fait provision de souvenirs autant que de preuves.

La perte de cet appareil à la période de son anniversaire rappelle à l’auteur le souvenir de ses parents qui sont allés aux États-unis, à Los Angeles avec des amis, avant de recevoir quelques années plus tard les américains chez qui ils avaient été reçus en France, quand elle était plus jeune : « Happy birthday to you, happy birthday to you..... », j’avais à peine décroché que déjà j’entendais le refrain repris en cœur, les voix se confondaient et se superposaient. Je percevais très distinctement celle de ma mère et je pensais que ce jour était aussi symbolique pour elle que pour moi. J’étais l’aînée, elle m’avait eue jeune, et si les anniversaires de ses filles étaient naturellement pour elle l’occasion de se rappeler de nos naissances - nous n’ignorions rien des heures qui les avaient précédées, c’était devenu pour elle une habitude d’en faire le récit, et pour nous d’écouter sourire aux lèvres les différentes péripéties qui avaient accompagné ces grands événements -, je me doutais que celui-ci revêtait un caractère particulier. Le temps, les quatre décennies, de 25 à 65 ans, encapsulées là, faisaient défiler tant d’âges différents de la vie. Je l’imaginais en convoquer les images, les souvenirs mais quels étaient ceux qui lui venaient là maintenant, pensait-elle à ces routes de l’ouest américain qu’elle aussi avait parcourues autrefois, savait-elle comme j’avais alors guetté leurs appels, m’étais précipitée vers la boîte aux lettres, tout en haut du chemin, en bordure du jardin, chaque fois que le klaxon de la voiture du facteur avait retenti dans l’espoir de ces cartes postales dont le timbre et le tampon authentifiaient la provenance ? J’entendais aussi très bien, comme à l’unisson, les voix de ma sœur et de son mari, celle de leur fils, son timbre enfantin se frayant un passage au milieu des tonalités d’adultes, j’écoutais comme il s’appliquait et voulait bien faire, la chanson à n’en pas douter avait été répétée, et je le revoyais sur le quai pleurant à chaudes larmes quelques jours plus tôt lorsque la porte du train que j’avais pris s’était refermée. J’imaginais sa sœur assise dans sa chaise haute, trop jeune encore pour chanter, mais certainement ravie du spectacle et participant à la fête à sa manière. Juste avant cet appel, en écoutant le message que venait de me laisser ma plus jeune sœur, je m’étais souvenue de l’habitude que j’avais autrefois de lui envoyer une carte pour chacun de ces anniversaires, elle, l’enfant, et moi la grande déjà partie. Car à ce moment-là, ce qui défilait en même temps que la route vers San Francisco, c’étaient les images encore si proches de nos dernières vacances ensemble. J’arrivais de France au moment où j’avais rejoint Simon à San Francisco. Sur la petite plage où la famille avait ses habitudes depuis des années, j’avais plus d’une fois sorti mon iPhone, photographiant là mon neveu dans l’insouciance mais aussi la gravité de ses cinq ans, là ma nièce un sceau invariablement à la main - on ne comptait plus ses aller-retours en direction des rochers pour aller le remplir d’eau ou de coquillages -, mais aussi ma mère, mes sœurs, mon amie d’enfance accompagnée de sa fille de six ans, une tante, un oncle. Certains jours, nous avions aussi retrouvé des cousins, des cousines. Année après année, cette petite plage enregistrait les changements survenus dans la vie des uns et des autres, là un nourrisson dormait sous un parasol, là un cousin que l’on avait connu seul ne l’était plus, là les enfants avaient grandi depuis l’été d’avant. J’étais le point fixe, la fille, la sœur, la nièce, la tante, la cousine qui seule toujours - Simon était de son côté avec ses enfants, moi du mien - étendait son drap de bain, le même depuis des années, sur le sable. Les petits me sollicitaient pour que je vienne jouer avec eux, je leur tenais la main sur les rochers. »

 [1]

Est-ce que l’on peut raconter un voyage que l’on n’a pas fait soi-même simplement à partir de photographies ou de films ? Que reste-t-il d’un voyage que l’on a fait quand on en a perdu toutes les images ? L’auteur raconte par exemple qu’au retour de leur voyage aux États-Unis, en regardant toutes les photos prises par ses parents lors de leur voyage, elle a écrit pour une rédaction scolaire un voyage imaginaire et que son professeur n’a pas apprécié : « Vous avez beaucoup d’imagination mais on voit bien que vous n’êtes jamais allée aux États-Unis ».

Odradek est un nom inventé par Kafka dans sa nouvelle inachevée Le souci du père de famille. Objet de toutes les interprétations et les détournements imaginaires possibles, il est à la fois une poupée et un prodige tombé du ciel, une mécanique de l’horreur et une étoile, une figure du disparate et un microcosme ; en somme, le modèle réduit de toutes les ambiguïtés d’échelle de l’imaginaire. Ce livre d’Anne-Sophie Barreau est une fiction sur le pouvoir de l’image, l’imaginaire des voyages, la versatilité de notre mémoire à l’ère du numérique et la capacité de l’art à nous permettre de retenir le temps. Comme l’Odradek, Mac Guffin est la forme que prennent les choses oubliées.

MacGuffin existe aussi sur le web...

[1Extrait de MacGuffin, d’Anne-Sophie Barreau, Publie.net


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